La diffusion de ce mémoire se fait dans le respect des droits de son auteur, qui a signé le formulaire Autorisation de reproduire et de diffuser un travail de recherche de cycles supérieurs (SDU-522 – Rév.01-2006).
Je tiens à remercier Martine Delvaux d’avoir accepté de diriger mon mémoire de maîtrise avec tant d’enthousiasme et, plus largement, pour le caractère à la fois pertinent et progressiste de sa pensée, qui m’ont donné l’élan nécessaire pour continuer en littérature après mon baccalauréat. Ce projet n’aurait en effet pas été possible sous d’autres cieux, où le conservatisme du milieu universitaire et le manque d’intérêt flagrant pour la littérature écrite par les femmes définissent un cadre peu propice à l’étude d’une littérature subversive (et donc passionnante).
La deuxième moitié du XXe siècle a vu la prolifération des écrits littéraires à la première personne. Parmi ces textes, on compte un nombre significatif de récits d’inceste, qui se présentent parfois comme des fictions, souvent comme des témoignages.
Le présent mémoire se propose d’étudier le traitement de l’inceste chez l’écrivaine française Christine Angot à travers trois de ses textes :
Interview (1995),
L’inceste (1999) et
Quitter la ville (2000).
L’hypothèse que nous voulons démontrer est que Christine Angot mobilise des enjeux inédits par rapport aux autres textes évoquant l’inceste en littérature : elle veut révéler la structure incestueuse de la logique sociale.
La production littéraire à caractère autobiographique sur l’inceste forme un ensemble relativement homogène, en ce sens que son propos se construit presque invariablement sur la dichotomie entre coupable et victime, en mettant en scène la parole d’une victime qui rompt le silence sur son expérience pour s’engager sur le chemin de la guérison.
Christine Angot, qui écrit à la première personne du singulier et qui met en scène une narratrice éponyme dans un cadre qui semble se référer à la réalité, ne livre, quant à elle, pas de témoignage. Malgré une évocation récurrente de l’inceste qu’elle a vécu adolescente, ses textes fonctionnent selon une économie étrangère à l’opposition caractéristique entre coupable et victime. Le texte angotien se distingue en outre par son caractère autoréflexif : en même temps qu’il déploie son propos, il se questionne sur la façon dont il va être lu.
Ainsi, nous nous attacherons à démontrer que Christine Angot s’éloigne de la question de l’inceste physique qui intéresse tant les médias et, plus généralement, les lecteurs, pour faire de l’aveuglement consécutif à l’inceste une logique d’écriture dans L’inceste, ce sur quoi elle revient dans Quitter la ville pour mettre à jour la perversité de la logique sociale._____________________
INTRODUCTION
Dans un livre où elle sonde, à la lumière des Maximes de La Rochefoucault et de son histoire familiale, le sens de l’amour – pour finalement en venir à la conclusion que l’amour, c’est des mots, c’est une histoire qu’on se raconte –, Camille Laurens s’interroge sur le rapport du lecteur au texte littéraire. « La lecture pose aussi la question de l’amour – de l’amour et de la haine. De quoi est-on capable, quand on lit ? Comme lecteur, qu’est-ce qu’on peut donner ? » (C’est l’auteure qui souligne.) – L’amour, roman, Paris, P.O.L., 2004, p. 245 –.
Cette réflexion, qui fait de l’acte de lecture une potentialité, bonne ou mauvaise, survient à la suite d’une lettre reçue d’une journaliste qui a fait parvenir à l’auteure une copie de la chronique qu’elle a faite d’un de ses livres. Dans celui-ci, Laurens parle de son enfant mort, Philippe. L’article, loin d’être élogieux, déplore l’évocation redondante dans ses livres de l’événement de la mort de l’enfant, évocation à laquelle la journaliste attribue le rôle stratégique d’émouvoir le lecteur.
Philippe meurt à la naissance. La mère, écrivaine, évoque la perte de l’être cher dans ses livres. Et de quelle lecture sentimentale le corps critique fait-il état ? Il exprime une lassitude, un énervement, presque, face à une écriture qui est abouchée à la réalité ; du sarcasme, aussi.
Depuis la fin du XXe siècle pullulent les écrits à teneur historique ou biographique et, plus encore, autobiographique. Les listes des meilleures ventes publiées dans les suppléments littéraires des journaux témoignent de cet engouement pour les récits à la première personne. Les médias, la télévision en tête, participent à cette tendance en invitant dans des émissions de divertissement les auteurs de tels textes – récit de soi, témoignage, autofiction. On veut voir à quoi ressemble la personne qui écrit au je et dit avoir connu telle célébrité, vécu tel traumatisme dans son enfance, assisté à tel désastre au cours de sa vie. Le lectorat, à travers les livres et les prestations d’écrivains dans les médias, a soif de vérité, d’authenticité. Mais, pour retourner le questionnement de Laurens, de quoi est-on capable quand on écrit ?
Comme écrivain, qu’est-ce qu’on peut donner ?
À la lecture de l’œuvre de Christine Angot, il semble que l’auteure ne s’entende pas toujours avec ses lecteurs à ce sujet. Angot, elle aussi, voit son travail commenté, et pas toujours de la façon la plus généreuse. Comme Laurens, elle engage sa personne dans l’écriture. Cela n’est pas du goût de tout le monde, particulièrement quand on sait que l’œuvre littéraire d’Angot s’articule depuis ses débuts autour d’un seul et même sujet : la relation incestueuse que, adolescente, elle a eue avec son père.
Après deux livres où la question de l’inceste n’était pas abordée, l’auteure a entamé une série de textes ayant tous rapport, d’une façon ou d’une autre, à cette expérience, jusqu’à publier, en 1999, L’inceste, où la thématique du « mélange » incestueux préside à l’écriture de la première à la dernière page. Cette volonté de toujours dire l’inceste, par exemple à travers la relation de la narratrice et de sa fille dans Léonore, toujours, ou en revisitant le conte de Perrault, Peau d’âne, dans son livre du même nom, s’accompagne par ailleurs d’un métadiscours sur la réception de cette parole. Cette caractéristique du texte angotien – son autoréflexivité – le détache nettement du reste de la production littéraire sur ce sujet délicat. En effet, Christine Angot mobilise des enjeux tout à fait singuliers à travers la question de l’inceste : elle veut révéler la structure incestueuse de la logique sociale. Son projet littéraire, qu’elle théorise de la manière la plus aboutie dans Une partie du coeur, publié en 2004, s’appuie sur la célèbre phrase de Rimbaud : « Je est un autre ». Selon elle, le poète déclarait ainsi l’interdit de l’inceste, en ce que je, n’est pas monolithique et n’est pas réductible à ses rapports de filiation.
Or, la société refuse de prendre acte de ce message, ce que l’auteure tente de mettre au jour dans son œuvre à travers la réception qui lui est faite. 3
Nous nous proposons donc d’analyser la façon dont le récit d’inceste de Christine Angot s’oppose aux récits traditionnels en refusant la dichotomie bourreau/victime pour révéler une logique incestueuse (d’abord personnelle, puis plus largement sociale) qui dépasse les gestes incestueux à proprement parler. Deux textes vont nous permettre de rendre compte des deux axes majeurs autour desquels s’articule le projet littéraire de l’auteure : L’inceste et Quitter la ville.
Dans le premier, Angot profère une parole sur l’inceste qui échappe aux codes langagiers et sociaux régissant la prise de parole sur ce thème.
Dans le second, elle met en scène la réception de cette parole et les enjeux ainsi soulevés. Ces aspects, déjà présents dans des textes aritérieurs d’Angot, sont ici portés à leur paroxysme, ce qui explique notre choix d’en faire les ouvrages centraux de notre étude.
De plus, on peut considérer qu’ils constituent un diptyque, du fait que le second revient très clairement dans son propos sur la parution du premier.
Angot n’est pas la seule femme à écrire sur l’inceste, loin de là. Pour comprendre l’originalité des enjeux portés par ses textes, il convient donc d’examiner en premier lieu les autres récits d’inceste. Cet examen, auquel nous nous livrerons dans notre premier chapitre, consistera bien évidemment à se pencher sur la production littéraire en elle-même, mais aussi sur le discours qui l’entoure. Plus qu’un choix, cela apparaît comme une nécessité : la spécificité de cette production – en particulier son caractère subversif – est, dans une large mesure, révélée par sa réception.
Les ouvrages critiques féministes, les plus diserts sur l’écriture de l’inceste, nous offriront une porte d’entrée privilégiée pour cerner les tenants et les aboutissants de ces textes.
Divers points de vue seront mis à contribution :
tout d’abord la critique que bell hooks [sic] fait d’un récit d’inceste (The Kiss de Kathryn Harrison), puis une publication de Janice Doane et Devon Hodges qui se propose de mettre en perspective la production littéraire de langue anglaise sur l’inceste en Amérique du Nord. Le choix de ce dernier ouvrage s’explique par le fait qu’il n’existe pas d’étude critique francophone de la même ampleur.
Quant aux choix de la critique de hooks, il 4
se justifie par son caractère représentatif des commentaires formulés à propos des récits d’inceste.
Nous pourrons ensuite, à la lumière de ces critiques, faire un rapide tour d’horizon de la production littéraire française sur le sujet et en dégager les aspects les plus significatifs. Nous confronterons alors ces observations préliminaires à l’analyse des grandes lignes de l’un des premiers textes d’Angot, Interview.
L’intérêt de ce texte réside dans le fait qu’il contient en germe les enjeux développés dans L’inceste et Quitter la ville : récit de l’inceste et réception de ce récit. De fait, dans ce roman, Angot juxtapose un récit de vacances imprégné de son expérience incestueuse et les scènes d’une interview faite avec la journaliste d’un magazine féminin, journaliste dont les questions laissent entrevoir la violence inhérente au discours communément tenu sur l’inceste. À partir de cette lecture, nous pourrons poser les bases de notre analyse à venir.
Nous consacrerons notre deuxième chapitre à l’étude de L’inceste, roman qui constitue la mise en récit de l’expérience de Christine Angot. Nous nous pencherons sur la parole sur l’inceste qui s’y déploie, parole qui se situe en dehors de la logique habituelle opposant victime et bourreau, et dans laquelle la critique et le lectorat dans son ensemble inscrivent systématiquement tout récit d’inceste écrit à la première personne.
Nous montrerons que, dans ce livre, le projet d’Angot consiste à écrire la marque, c’est-à-dire à écrire les effets de l’expérience incestueuse sur la vie quotidienne de la narratrice et, plus précisément, sur sa façon de penser. Si la narratrice condamne les gestes incestueux de son père, son propos se situe néanmoins loin du récit victimaire. Pour rendre compte de la mise en scène de la marque, nous nous attarderons sur ce qui est désigné comme la structure mentale incestueuse de la narratrice et sur les associations inattendues que cette structure engendre. Dans ce chapitre, la théorie de la subjectivité de Kelly Oliver nous aidera à comprendre en quoi l’auteure ne cherche pas à être reconnue comme victime d’inceste à travers son texte. L’approche d’Oliver se propose de dépasser un modèle théorique de la subjectivité axé sur le rejet de l’altérité pour développer une nouvelle théorie qui 5
part de la position des othered, ceux dont la subjectivité a été mise à mal. Il s’agit en effet d’une théorie non basée sur un regard objectivant (dans le cas qui nous intéresse, victimisant ou culpabilisant) d’un sujet sur un autre, une théorie qui insiste sur le devoir éthique d’écoute qui incombe à l’interlocuteur du sujet ayant vu sa subjectivité entamée par un événement traumatique.
Des études qui ont pour objet particulier l’œuvre d’Angot nous accompagneront également durant notre analyse. Un article sur le souffle pornographique, de Catherine Mavrikakis, nous permettra de faire le lien entre la logique de l’inceste et celle, masochiste et obsessionnelle, de la relation amoureuse de la narratrice. Nous nous attarderons sur la pratique intertextuelle, et notamment sur l’intertexte guibertien qui, en opérant dès les premières lignes du texte pour poser l’écriture du sida comme modèle de l’écriture de l’inceste, informe sur les liens entre la vie et l’écriture et sur le sens des transformations formelles qui en découlent dans le texte. L’analyse de Laurent Dumoulin sur l’usage de l’intertexte chez Angot et Guibert nous sera ici d’une grande aide. La marque laissée par l’inceste engendrant la folie chez la narratrice, nous aurons recours à un ouvrage de Monique Plaza sur L’écriture de la folie, afin de montrer la difficulté de reconnaître l’agentivité d’Angot à travers le texte qu’elle propose au lecteur.
Nous reprendrons à notre compte des remarques formulées par Sylvie Mongeon à propos de la mise en scène d’une identité mouvante dans L’inceste, caractère mouvant qui favorise la fluidité détriment de repères stables qui établiraient la dichotomie entre coupable et victime, en plus de déjouer toute tentative de poser un regard victimisant sur la narratrice.
Dans cette perspective, nous verrons de plus que, contrairement aux témoignages habituels sur l’inceste, chez Angot, l’événement est dit transversalement, à travers la relation homosexuelle de la narratrice ou encore grâce aux définitions d’un dictionnaire de psychanalyse.
Dans notre dernier chapitre, qui traitera de Quitter la ville – mise en récit de la réception faite à L’inceste –, c’est la question de l’opprobre jeté sur celle qui ose dire l’inceste qui nous intéressera. Nous nous pencherons sur la question du crime pour 6
montrer comment, en investissant le mythe et la tragédie du théâtre de Sophocle – Œdipe-roi et Antigone –, la narratrice mène l’enquête pour découvrir les raisons qui font que la société déverse sur elle injures et calomnies à partir du moment où elle dit avoir eu une relation incestueuse avec son père. Après avoir fait le point sur la nature des attaques auxquelles doit faire face l’auteure, nous reprendrons longuement l’enquête menée par Angot afin d’en dégager les enjeux. Notre analyse, qui nous conduira à mettre en évidence le caractère diffamatoire et performatif de l’écriture angotienne, fera appel à plusieurs instances critiques.
Foucault nous aidera à penser la pratique de l’enquête et à établir des liens avec la prise de pouvoir qu’elle constitue.
Barthes, à travers une réflexion sur le fonctionnement de la tragédie grecque, jettera la lumière sur la façon dont ce fonctionnement est subverti dans Quitter la ville par rapport à celui de son occurrence antique.
Et les travaux de Delvaux – qui utilise la notion d’archive de Derrida – ainsi que ceux de Mavrikakis – qui reprend les hypothèses de Foucault – éclaireront l’origine et le fonctionnement de ce qu’Angot nomme le crime. Nous nous pencherons alors sur la mise à nu de la violence déclenchée par la parole angotienne et nous verrons que ce que l’on reproche à la narratrice, qui passe ainsi de victime à coupable, c’est de dire l’inceste, et plus largement de l’avoir commis.
Le lynchage médiatique dont Angot est victime apparaîtra alors comme le signe du refus de son écriture, critiquée pour son prétendu narcissisme. Nous verrons alors comment ce refus permet à l’auteure de tirer des conclusions sur le rapport entre la société et l’écrivain. Enfin, à la lumière d’Une partie du cœur, nous pousserons l’enquête plus loin, comme Angot le fait elle-même, pour voir comment l’écriture angotienne sur l’inceste dénonce, en dernier lieu, la logique sociale qui, alors qu’elle condamne l’inceste dans les faits et refuse de le voir mis en scène en littérature, le répète continuellement.
CHAPITRE l
L’INCESTE EN LITTÉRATURE : LA PRODUCTION LITTÉRAIRE ET SA RÉCEPTION