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Enfin, ce corps étranger enfermé au sein de la personnalité peut produire encore un autre effet. Quiconque a été un jour victime court le risque de constituer sa souffrance en raison de vivre. Beaucoup d’anciennes victimes trouvent dans leur douleur passée sans cesse ressassée une intensité de vie que rien ne leur apporte par ailleurs, en même temps qu’une façon de se protéger de la vie en s’en tenant à l’écart. Les psychologues et les psychiatres connaissent tous des patients qui souffrent et ne veulent pas guérir. Mais ils ne sont pas les seuls. Les kinésithérapeutes, les ostéopathes et les rhumatologues y ont aussi souvent affaire ! Ne pas vouloir guérir n’a rien de masochiste. Ce n’est pas une façon de se faire souffrir pour avoir du bien. La réalité est malheureusement plus terne : c’est une manière de s’installer dans une intensité qu’on a un jour connue et d’y faire son nid. C’est ce que Jacques Lacan a justement appelé « jouir de son symptôme ». Le mot de jouissance n’est bien sûr pas à entendre ici comme un plaisir suprême, mais comme une forme d’installation dans le symptôme, au sens qu’on donne au mot lorsque dans un contrat de location, on précise que le locataire s’engage à « jouir du bien en bon père de famille ».
…/…
Cela ne l’empêche pas forcément d’avoir une bonne adaptation à la réalité et de réussir sa vie professionnelle et sociale. Seul son entourage proche connaît le prix de ces apparences. Enfin, certains survivent à un traumatisme en développant le courage de se battre mieux et plus, tandis que d’autres renversent la situation et opèrent une métamorphose absolue de la laideur en beauté.
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On voit que l’identification à l’agresseur est un concept bien plus complexe et riche que la caricature qui en est souvent donnée. Il est vrai que lorsqu’Anna Freud l’a repris (1949), elle a privilégié ce qui amène une ancienne victime à se comporter comme son agresseur passé. Mais il s’agit d’une interprétation restrictive dont il conviendrait de rappeler l’origine à chaque fois qu’il en est fait usage.
3. L’altruisme.
Lorsqu’Anna Freud s’est préoccupé de décrire les mécanismes de défense du Moi, elle a été amenée à s’intéresser aussi à l’altruisme. Elle l’a fait en psychanalyste, c’est-à-dire en se souciant des mécanismes psychiques qui sont à l’œuvre dans ce comportement. Pour elle, il s’agissait d’une projection de ses propres désirs sur une autre personne, et elle le définissait comme une « cession altruiste de ses pulsions » (1949) : celui qui fait preuve d’« altruisme », donne souvent à autrui ce qu’il aimerait qu’on lui donne à lui-même ! À la limite, 1’« altruiste » peut vouloir donner à son prochain ce que celui-ci ne désire pas et lui refuser ce qu’il attend ! Anna Freud va très loin sur cette voie en écrivant que l’altruiste peut se transformer en meurtrier pour sauver des personnes qu’il pense aliénées alors que celles-ci ne demandent rien. Nous nous rapprochons, avec une telle définition, du comportement des fanatiques qui tuent des innocents.
Cette idée a trouvé récemment son illustration : il y a des personnalités gravement malmenées par des traumatismes qui se reconstruisent en devenant des terroristes. Mais quand les adeptes de la résilience parlent d’« altruisme », c’est dans des termes bien différents. Il devient sous leur plume la disposition à s’intéresser à autrui et même, pour certains, « ce qui permet de se faire aimer grâce au bonheur qu’on donne », voire de « se faire plaisir en rendant les autres heureux » (B. Cyrulnik, cité par J. Lighezzolo et de C. Tychey, 2004).
Cette définition, aussi légitime qu’une autre, ne peut néanmoins pas prétendre se situer dans la continuité d’Anna Freud et de sa définition des mécanismes de défense. Pour celle-ci, rappelons-le encore, l‘altruisme ne consistait pas à « donner du bonheur » à qui que ce soit, mais à prétendre abusivement donner à autrui ce qu’on attend pour soi, au risque de provoquer le malheur autour de soi. Enfin, il arrive que l’engagement « altruiste » corresponde au désir de se faire du mal… avec l’alibi de (croire) faire du bien à autrui !
Quand on a beaucoup souffert, être malheureux est en effet, comme nous l’avons vu, un état souvent jugé « normal », bien plus facile à supporter qu’un bonheur auquel on n’a jamais été habitué (D. Anzieu, 1996). On peut être sincèrement attaché à ce qui nous fait souffrir… justement parce que cela nous fait souffrir, et parce que le malheur aiguillonne l’action bien plus efficacement que le bonheur. S’imposer des tâches impossibles – et notamment des tâches altruistes – peut être un moyen de rester fidèle à une souffrance passée. Cela permet d’éprouver la volupté du malheur librement choisi et console du fait d’avoir été si longtemps malheureux sans rien y pouvoir !
Bref, les traumatisés de la vie qui deviennent « altruistes » – au sens d’un comportement qui se préoccupe du bien d’autrui – ne sont pas forcément animés par « le bonheur de rendre les autres heureux ». Ils sont parfois animés de la « délégation des pulsions » dont nous parle Anna Freud, et d’autres fois, ils cherchent tout simplement à se rendre malheureux en s’imposant des tâches impossibles. Les trois situations sont possibles, et elles coexistent même parfois chez la même personne. L’utilisation du mot de « résilience » nous cache malheureusement cette complexité.
Enfin, ce corps étranger enfermé au sein de la personnalité peut produire encore un autre effet. Quiconque a été un jour victime court le risque de constituer sa souffrance en raison de vivre. Beaucoup d’anciennes victimes trouvent dans leur douleur passée sans cesse ressassée une intensité de vie que rien ne leur apporte par ailleurs, en même temps qu’une façon de se protéger de la vie en s’en tenant à l’écart. Les psychologues et les psychiatres connaissent tous des patients qui souffrent et ne veulent pas guérir. Mais ils ne sont pas les seuls. Les kinésithérapeutes, les ostéopathes et les rhumatologues y ont aussi souvent affaire ! Ne pas vouloir guérir n’a rien de masochiste. Ce n’est pas une façon de se faire souffrir pour avoir du bien. La réalité est malheureusement plus terne : c’est une manière de s’installer dans une intensité qu’on a un jour connue et d’y faire son nid. C’est ce que Jacques Lacan a justement appelé « jouir de son symptôme ». Le mot de jouissance n’est bien sûr pas à entendre ici comme un plaisir suprême, mais comme une forme d’installation dans le symptôme, au sens qu’on donne au mot lorsque dans un contrat de location, on précise que le locataire s’engage à « jouir du bien en bon père de famille ».
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Cela ne l’empêche pas forcément d’avoir une bonne adaptation à la réalité et de réussir sa vie professionnelle et sociale. Seul son entourage proche connaît le prix de ces apparences. Enfin, certains survivent à un traumatisme en développant le courage de se battre mieux et plus, tandis que d’autres renversent la situation et opèrent une métamorphose absolue de la laideur en beauté.
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On voit que l’identification à l’agresseur est un concept bien plus complexe et riche que la caricature qui en est souvent donnée. Il est vrai que lorsqu’Anna Freud l’a repris (1949), elle a privilégié ce qui amène une ancienne victime à se comporter comme son agresseur passé. Mais il s’agit d’une interprétation restrictive dont il conviendrait de rappeler l’origine à chaque fois qu’il en est fait usage.
3. L’altruisme.
Lorsqu’Anna Freud s’est préoccupé de décrire les mécanismes de défense du Moi, elle a été amenée à s’intéresser aussi à l’altruisme. Elle l’a fait en psychanalyste, c’est-à-dire en se souciant des mécanismes psychiques qui sont à l’œuvre dans ce comportement. Pour elle, il s’agissait d’une projection de ses propres désirs sur une autre personne, et elle le définissait comme une « cession altruiste de ses pulsions » (1949) : celui qui fait preuve d’« altruisme », donne souvent à autrui ce qu’il aimerait qu’on lui donne à lui-même ! À la limite, 1’« altruiste » peut vouloir donner à son prochain ce que celui-ci ne désire pas et lui refuser ce qu’il attend ! Anna Freud va très loin sur cette voie en écrivant que l’altruiste peut se transformer en meurtrier pour sauver des personnes qu’il pense aliénées alors que celles-ci ne demandent rien. Nous nous rapprochons, avec une telle définition, du comportement des fanatiques qui tuent des innocents.
Cette idée a trouvé récemment son illustration : il y a des personnalités gravement malmenées par des traumatismes qui se reconstruisent en devenant des terroristes. Mais quand les adeptes de la résilience parlent d’« altruisme », c’est dans des termes bien différents. Il devient sous leur plume la disposition à s’intéresser à autrui et même, pour certains, « ce qui permet de se faire aimer grâce au bonheur qu’on donne », voire de « se faire plaisir en rendant les autres heureux » (B. Cyrulnik, cité par J. Lighezzolo et de C. Tychey, 2004).
Cette définition, aussi légitime qu’une autre, ne peut néanmoins pas prétendre se situer dans la continuité d’Anna Freud et de sa définition des mécanismes de défense. Pour celle-ci, rappelons-le encore, l‘altruisme ne consistait pas à « donner du bonheur » à qui que ce soit, mais à prétendre abusivement donner à autrui ce qu’on attend pour soi, au risque de provoquer le malheur autour de soi. Enfin, il arrive que l’engagement « altruiste » corresponde au désir de se faire du mal… avec l’alibi de (croire) faire du bien à autrui !
Quand on a beaucoup souffert, être malheureux est en effet, comme nous l’avons vu, un état souvent jugé « normal », bien plus facile à supporter qu’un bonheur auquel on n’a jamais été habitué (D. Anzieu, 1996). On peut être sincèrement attaché à ce qui nous fait souffrir… justement parce que cela nous fait souffrir, et parce que le malheur aiguillonne l’action bien plus efficacement que le bonheur. S’imposer des tâches impossibles – et notamment des tâches altruistes – peut être un moyen de rester fidèle à une souffrance passée. Cela permet d’éprouver la volupté du malheur librement choisi et console du fait d’avoir été si longtemps malheureux sans rien y pouvoir !
Bref, les traumatisés de la vie qui deviennent « altruistes » – au sens d’un comportement qui se préoccupe du bien d’autrui – ne sont pas forcément animés par « le bonheur de rendre les autres heureux ». Ils sont parfois animés de la « délégation des pulsions » dont nous parle Anna Freud, et d’autres fois, ils cherchent tout simplement à se rendre malheureux en s’imposant des tâches impossibles. Les trois situations sont possibles, et elles coexistent même parfois chez la même personne. L’utilisation du mot de « résilience » nous cache malheureusement cette complexité.
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Une réflexion au sujet de « 8/ Le rôle de l’altruisme après les viols par inceste par Serge Tisseron »
Cet extrait est tellement vrai! Lorsqu’on a été malheureux, la possibilité de rester dans ce qui est connu est très grande. On dirait que d’être vraiment DANS la vie et heureux fait presque peur. C’est presque monotone après l’intensité, l’adrénaline des abus.
Danielle, Québec, Canada
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