Les comptes de l’inceste ordinaire
Dominique Vrignaud
Juge pour enfants au Tribunal de grande instance de Lille
Page 141
En refusant de nommer l’inceste, le législateur laisse au juge le soin de faire coller l’ordre juridique à l’ordre moral et culturel.
De fait, une pénétration sexuelle commise par le père sur sa fille mineure n’est constitutive de viol qu’en cas de menace, contrainte, violence ou surprise. En l’absence de ces circonstances, seule l’atteinte sexuelle pourrait être constituée.
Faut-il que le juge se prononce sur la contrainte que constituerait la relation affective, éducative, sociale et matérielle existant entre le père et sa fille, pour poursuivre et sanctionner du chef de viol ?
De même, la répression liée à la seule ascendance (en termes d’emprise) de l’auteur sur le mineur ou sur le majeur ne prend pas en compte la notion d’inceste dans le cas d’agressions sexuelles commises par le descendant sur l’ascendant victime.
Si, comme nous l’avons vu, le législateur s’est refusé à gérer l’ordre moral et culturel et à s’immiscer dans le fonctionnement familial, néanmoins son intrusion s’est au fil des ans considérablement accentuée.
C’est d’ailleurs souvent au nom de l’enfant et de son intérêt que cette intrusion s’est opérée. En ma qualité de juge des enfants, ce serait ignorer la nature de ma fonction que de l’oublier, dans la mesure où celle-ci trouve son essence dans le contrôle même des conditions d’éducation faites à l’enfant par le ou les détenteurs de l’autorité parentale.
Sans entrer dans une description fastidieuse de la fonction de juge des enfants, il me paraît important, pour mieux appréhender comment la justice, et notamment celle des mineurs, peut intervenir dans l’inceste, de souligner que le juge des enfants, ainsi que l’enfant lui-même, se trouvent à l’interface du droit pénal et du droit civil.
En effet, le juge des enfants n’intervient pas en raison de l’existence de relations sexuelles entre l’enfant et un membre de son entourage, ou encore d’une atteinte à son intégrité, mais en raison d’un postulat non énoncé de façon claire ou légale : la situation incestueuse à laquelle est confronté l’enfant ou dans laquelle il est impliqué, constitue un danger grave, réel et certain pour son développement. Le juge des enfants trouve de fait sa compétence, selon les articles 375 et suivants du code civil, dans le champ de l’exercice de l’autorité parentale au cas où ce dernier ne serait pas de nature à permettre un développement ou une évolution de l’enfant conformes à l’intérêt et aux droits de celui-ci.
Saisi le plus souvent par le procureur de la République au nom de la notion de danger, il appartient tout d’abord au juge des enfants de localiser dans le temps et l’espace ce danger, puis de mettre en œuvre, si nécessaire, dans le champ de l’autorité parentale, les mesures adaptées. Les décisions qu’il prend au cours de la procédure sont donc à la fois des sanctions négatives (ce qui se passe est insupportable, dangereux pour l’enfant, vous ne pouvez faire cela, etc.), et positives (il y a eu des changements, ce que vous faites est conforme au droit de votre enfant, etc.). La justice des enfants, en matière d’assistance éducative, reste fondamentalement une justice négociée, une justice dynamique (en ce qu’elle prend en compte le temps et le changement), et une justice réparatrice.
Cependant, le législateur n’ayant jamais indiqué ou signifié quels étaient les éléments caractérisant le danger, les abus sexuels ne sont constitutifs de danger qu’au travers d’une construction jurisprudentielle issue de l’état de la société à un moment donné et des sciences de l’enfant au même moment.
Je voudrais, au travers de quelques cas, montrer la gravité des risques existants, exposer quelques caractéristiques de ces situations, mais également aborder la nécessité, face à un problème nouveau, d’inventer de nouvelles réponses judiciaires.
La situation incestueuse à laquelle est confronté un enfant est-elle synonyme de danger au sens juridique du terme?
Avant de répondre directement à cette question, il faut être convaincu qu’il est nécessaire et parfois suffisant de la poser. Force est pourtant de constater – et ce de manière fréquente – que tous les professionnels émettent de grandes réticentes à se la poser.
Combien de fois la famille n’a-t-elle pas été un agent absolutoire ou banalisateur du crime ou du délit commis ?
L’opinion publique, par exemple, ne s’émeut jamais vraiment des cas d’enfants tués ou violés en famille… « Peut -être, comme l’écrit Van Marcke, le tabou de l’inceste est-il pour notre culture et notre société à la fois une menace et une confirmation de leurs fondements. Étant les agents de notre culture, nous condamnerons l’inceste et du même coup nous tenterons de réparer ces fondements : la famille, notre famille. »
De même, combien de fois n’entend-on pas tel ou tel exprimer ses réticences sur les conséquences d’une révélation ?
Que signifient, en fait, ces interrogations de professionnels qui préfèrent dénoncer les effets néfastes de la divulgation de l’inceste plutôt que ceux de l’inceste lui-même ?
On se réfugie à l’abri du secret professionnel (repère ou repaire, pour A. Garapon), si souvent évoqué par les professionnels et si rarement par le citoyen, alors même que la notion de secret reste un élément fondamental de la situation incestueuse, où garder le secret, c’est limiter les échanges, les recours, et donc favoriser, voire pérenniser l’inceste.
Poser la question, se poser la question de l’existence d’un danger pour l’enfant, reste sans doute la première réponse, dans la mesure où cela oblige à sortir du cadre et à se référer à d’autres normes, d’autres lois que celles qui existent au sein de la famille. La principale caractéristique de la famille incestueuse est en effet son isolement, voire son enfermement (l’enfer-me-ment) en elle-même.
Le système « législatif » qui y règne n’est plus inscrit dans le système des autres règles; il n’y a plus de loi supérieure, fût-elle celle de l’inceste. N’est-ce pas d’ailleurs le plus souvent le « chef de famille » – demi-dieu ou souverain – qui, pour permettre la survie de sa famille, a aménagé la prohibition ? Dans la famille incestueuse, la fonction paternelle est toujours défaillante. Elle est remplacée par celle du « maître », lequel n’est plus ni le père, ni l’homme, ni l’époux, ni le compagnon.
En fait, poser la question du danger à une autorité extérieure, et pourquoi pas à la justice, est une nécessité absolue. Cette nécessité étant reconnue et admise, l’inceste est-il toujours significatif de dangers graves pour l’enfant ? Il suffit de décrire les symptômes objectifs présentés par les mineurs, ou même par les adultes confrontés à cette situation, pour s’en convaincre.
Cependant, la notion de danger ne réside pas seulement dans l’existence objective de ces symptômes ou dans les atteintes physiques ou affectives, mais également et surtout dans l’altération majeure opérée dans le continuum de la vie de l’enfant. Des phrases comme « on a confisqué, volé mon enfance » ou des formules comme « l’enfant inceste-tué » ne sont pas vaines, elles’ traduisent cette abolition ou, mieux, cette négation d’un état de transition, de passage. L’enfant, dans son statut, sa fonction est « phagocyté ».
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