Pour une psycho(patho)logie du virtuel quotidien par Sylvain Missonnier

Octobre 2003
« L’élément non humain de l’environnement de l’homme forme l’un des constituants les plus fondamentaux de la vie psychique. Je suis convaincu que l’individu sent, consciemment ou inconsciemment, une parenté avec le non humain qui l’entoure, que cette parenté revêt une importance transcendante pour l’existence et que, comme bien d’autres données essentielles, elle est une source de sentiments ambivalents chez l’individu, qui, s’il s’efforce de fermer les yeux sur la force de ce lien, risque de compromettre sa santé psychique. » H. Searles[1]
« Pourquoi donc m’est-il arrivé un jour de laisser tomber à terre et se briser le couvercle en marbre de mon modeste encrier ? » S. Freud[2]
Dans Psychopathologie de la vie quotidienne [3], Freud a étudié avec les outils théoriques de la psychanalyse naissante divers actes manqués de la vie de tous les jours. Considérés avant lui comme des plus banals, ils étaient rangés dans le registre du « commun et sans grande importance pratique ». A contrario, l’analyste va démontrer la fécondité de l’éclairage psychanalytique pour démasquer cette apparence et apporter « une explication qui dépasse de beaucoup par sa portée l’importance généralement attachée au phénomène en questions ».
Pour atteindre ce but, Freud passe en revue ses propres oublis des noms propres, ses erreurs de mémoire, ses lapsus et ceux de ses contemporains dont il a connaissance. Mais ils ne se limitent nullement à la description de ces actes manqués en parole et en pensée. S’ajoutent ceux de l’action qui mettent en scène les « maladresses » de l’individu en étroite relation avec des objets usuels : clefs, encrier, vase, canne, machines de laboratoire, statuette, bibelot…

Or, à l’aube de ce troisième millénaire très « high-tech », il est paradoxalement opportun de mettre en exergue la méconnaissance psycho(patho)logique et psychanalytique de cette composante matérialiste. Revendiquer l’inclusion de « l’environnement non humain[4] », magistralement décrit par Harold Searles, prend à contre pied l’orthodoxie d‘hier et d’aujourd’hui[5]. De fait, à l’exception des « nobles » productions artistiques (les tableaux, les sculptures, les films…), les objets « roturiers » sont boudés par les auteurs. Or, la scotomisation est de taille car non seulement la représentation s’étaye sur les objets techniques courants qu’elle produit mais elle est, simultanément, sculptée en retour par les relations coutumières avec eux.
Dans cette perspective, je vais d’abord développer quelques arguments, rebelles à cette exclusion. Dans un deuxième temps, j’évoquerai une proposition originale de description psycho(patho)logique des relations humaines médiatisées par ordinateur. Je compléterai cette ébauche clinique du « système technique[6] » virtuel avec l’évocation d’un exemple singulier issu de ma pratique institutionnelle en maternité. Il s’agit de l’échographie obstétricale, apparemment banale, qui met en scène la rencontre singulière d’un processus complexe, le « devenir parent », avec une technique sophistiquée de diagnostic anténatal. « L’inquiétante étrangeté[7] » de ce cadre sera mise en exergue et, finalement, discutée comme une conceptualisation paradigmatique féconde pour amorcer une psycho(patho)logie du virtuel quotidien.
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[1] Searles H., (1960), L’environnement non humain, Gallimard, 1986
[2] Freud S., (1901), Psychopathologie de la vie quotidienne, Payot, 1967
[3] Freud S., (1901), Psychopathologie de la vie quotidienne, Payot, 1967
[4] Searles H., (1960), L’environnement non humain, Gallimard, 1986
[5] Tisseron S., De l’inconscient aux objets in Les cahiers de médiologie, N°6, Pourquoi des médiologues ?, 231-243
[6] Gille B., (1978), Histoire des techniques, Encyclopédie de la Pléiade, Gallimard
[7] Freud S.,   (1919), L’inquiétante étrangeté in Essais de psychanalyse appliquée , Paris, Gallimard, 1976

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Les dangers de la Résilience par Serge Tisseron


Serge Tisseron
Psychanalyste et psychiatre
Auteur de l’Intimité surexposée,
Hachette, Paris 2002.
« Résilience » ou la lutte pour la vie,
Le Monde diplomatique, août 2003,
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Car, derrière ce mot, le mythe de la Rédemption n’est pas loin, le « résilient » étant censé avoir dépassé la part sombre de ses souffrances pour n’en garder que la part glorieuse et lumineuse. On entend de plus en plus de gens parler de leur « résilience » comme si c’était une qualité à porter à leur crédit, voire quelque chose qui pourrait nourrir l’estime d’eux-mêmes. Mais, à les écouter, on se prendrait parfois volontiers à plaindre leur entourage…
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Enfin, non seulement le résilient peut devenir une source de traumatismes graves pour les autres, y compris sa propre famille, mais il peut même parfois déployer une grande énergie destructrice.
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Dans la pratique clinique, il n’est pas rare de rencontrer des patients dont l’organisation psychique correspond à ce schéma. Du point de vue de leur existence familiale et sociale, ils semblent avoir parfaitement surmonté leurs graves traumatismes d’enfance. Ils sont polis, respectueux, sérieux et honnêtes ; comme l’était David Hicks (7). Pourtant, leur haine à l’égard de leurs parents ou de leurs éducateurs maltraitants reste intacte et ne demande qu’à être déplacée vers un ennemi que leur groupe leur désigne, permettant du même coup de mettre définitivement hors de cause ces parents ou ces éducateurs.
En pratique, pas plus qu’on ne peut savoir si une guérison apparente est stable ou pas, on ne peut déterminer à quoi correspond un altruisme apparent chez une personne qui a vécu un traumatisme. Il peut en effet résulter d’un dépassement réussi de celui-ci, mais aussi de la mise en sommeil d’une haine inextinguible pouvant conduire, plus tard, à réaliser un acte de violence inexplicable comme moyen de rendre vie à cette partie de soi à laquelle on n’a jamais voulu renoncer.
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(7) Le Monde, 29 décembre 2001.
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