Quelquefois, se faire mal c’est aussi essayer de se réveiller, comme se pincer pour sortir d’un cauchemar. Mais se faire mal, et le suicide, ce sont deux choses différentes. Lorsqu’on en vient à l’idée du suicide, tout devient plus complexe. Moi aussi, j’ai essayé plusieurs fois, et j’ai bien failli réussir si ce n’avait été pour une aide de la part de personnes étrangères. Mais même là, cette pesanteur de la vie me rattrape et me dit : à quoi bon tant d’effort.
Vivre, mourir, c’est tout un puisque tu es déjà mort dedans.
Il me reste une grande confusion aujourd’hui : la vie est inséparable de la mort, car si je vis, c’est parce que quelqu’un est mort, et aussi parce que quelqu’un en moi est mort. Vie et mort sont mêlées en moi, dans ma propre existence.
Se faire mal, par contre, est une expression qui me met mal à l’aise car j’aimerais avoir mal, me réveiller parfois, mais je me rends compte que cela ne marche pas. Ou bien est-ce se faire mal pour avoir un point où l’on a mal, plutôt que ce malaise diffus qui n’est ni douleur ni rien. Peut-être qu’en me faisant mal je me dis : oui, j’ai raison d’avoir mal puisque je me suis coupé, frappé, intoxiqué. Pourquoi est-ce que j’ai fait cela, peu importe, mais pour l’espace d’un instant, j’ai vécu parce que mon corps a été mis en danger – pas comme ces battements de cœur ou ces coups de nerfs qui ne me disent rien de quelque chose qui serait douleur et qui tue toute envie d’être bien. Il y a quelque chose en moi que d’autres appellent douleur, que moi-même j’appelle douleur quand je la vois dans les autres, mais que je ne perçois pas comme tel en moi car je n’ai pas mal.
Et puis, quelle serait la raison de ce mal ? Des évènements dans le passé que je ne connais plus, qui me paraissent comme des cauchemars sans rien de réel, en l’absence de souvenirs. Est-ce que les quelques bribes de souvenirs de mon adolescence suffisent à me faire sentir mal ? Pourtant, j’ai vécu la moitié de ma vie en me vantant presque d’avoir couché avec ma mère – bien sûr, alors je buvais, j’étais malade, je taillais cette chair qui est la mienne. Mais je n’avais pas mal, j’étais le mal. Aujourd’hui, je ne fais plus tout cela, pourquoi donc devrais-je avoir mal ? Je travaille, j’ai une famille, des enfants qui sont ma vie. Je ne peux pas avoir mal, souffrir.
D’ailleurs, souffrir, qu’est-ce que c’est ? Une façon de se prendre en pitié ?
Une façon de se torturer en se posant des questions sans réponses ? Histoire de chercher la petite bête noire ? C’est tellement dur de savoir ce que c’est que souffrir qu’il faut se faire mal pour s’en rappeler, mais cela, c’est une douleur physique. Donc se faire mal ne sert à rien non plus. Ainsi pris entre l’absence de souffrance et l’absence de plaisir, dans une confusion qui n’est pas le chaos original, créateur, mais la boue lourde de ces souliers qui se sont essuyés sur mon corps, souliers d’hommes et de femmes, je vis dans ce cocon de boue, ou une partie de moi-même en tout cas, cette partie que je rejette dans l’ombre du non dit et du non vu, dans ma sphère privée qui n’est que ça.
Pardon de ce long soliloque. J’aurais pu parler de cet autre moi, le moi positif qui s’accroche à la vie par toutes les dents, de ces enfants morts de corps et de cœur, de cette volonté toujours frustrée de vivre et faire vivre, mais ce moi-ci vient après les autres, véridique, certes, mais aussi avec pour fonction de cacher le reste, comme un tapis sur le tas de poussière que je suis. Et pourtant, c’est aussi une étincelle : pas une étincelle d’espoir ou d’amour ou de bonheur, juste une étincelle de vie, une braise timide, un pied-de-nez aux violeurs de tout rang, un reste d’humanité avant le grand plongeon.
Voilà, j’aurais réussi à terminer sur une note plus positive, car il faut bien être (à défaut de naître) positifs – pardon pour le mauvais jeu de mots…