Le numérique, Internet et la relation d’aide – I par Illel Kieser ‘l Baz

Première partie – Internet comme support

L’homogénéisation des modes de vie est en voie d’achèvement et pas un territoire planétaire n’échappe désormais au phénomène « jeans-Coca-cola ». Même si ce phénomène connu sous le terme de mondialisation ne date pas du dernier demi-siècle, il atteint un point de non retour en bouleversant nos repères et nos modes de vie. Il s’accompagne d’un nivellement des cultures et des consciences, étouffant – tout au moins pour l’instant – tous les particularismes et les singularités ethniques qui paraissent comme des objets folkloriques. Sur le plan individuel, il semble même que la singularité individuelle soit noyée dans la masse indistincte des grandes métropoles. Dans ces océans grouillant des bruits de sirènes, l’individu semble ne plus avoir de place. Il cherche aveuglément à préserver une maigre part de volonté d’être simplement soi.
Pour beaucoup les temps d’avant étaient simples, la vie s’écoulait lentement selon un rythme connu d’avance : enfance, adolescence, épousailles, être parent… Chaque ruisseau de vie trouvait une source au village, au bourg ou dans le quartier, chacun reconnaissant, qui un voisin, qui un notable, son médecin, son voisin ou son notaire. On trouvait là un sentiment d’existence, rassurant et confortable. Ces repères ont éclaté et dans les grands centres urbains la solitude et le silence deviennent écrasants. L’individu, entité première de la vie en société, est de plus en plus isolé, anonyme et souvent réduit à une unité de travail. Il ne fait alors pas bon de subir quelques faiblesses.
Il ne s’agit pas ici de discuter du bien fondé de tel ou tel aspect de la mondialisation et des ses avatars, d’autant plus que ce que nous en voyons est encore très probablement éphémère, que des bouleversements plus profonds nous attendent.
Pour l’heure, dans certaines circonstances, nous devons faire avec les outils qui sont à notre portée en les adaptant à nos exigences du moment, au risque, parfois de les détourner de  leur but premier. La mondialisation repose sur l’efficacité, la fluidité et la rapidité des communications qui se font en temps réel.
Communications qui, précisément vont manquer à cet individu perdu dans la grande masse des populations urbaines. Internet, cependant, d’abord boudé par le public français, est devenu l’outil majeur grâce auquel transitent la plupart des flux d’information.

La mondialisation et Internet

Internet, ange ou diable

Internet a déjà une histoire et, dans le contexte actuel de nivellement massique, celle-ci est tout à la fois paradoxale et intéressante.
Pour paraphraser Auguste Comte on ne peut pas connaître Internet si l’on n’en connaît pas l’histoire.
En pleine Guerre froide, Internet a été créé pour compenser la trop grande concentration des centres de commandements de l’armée américaine.
Il eut suffi d’une bombe nucléaire soigneusement placée pour geler toutes les communications de l’armée, bloquer les transmissions et, ainsi, paralyser les mouvements militaires. Il fallait inventer un mode de communication moins fragile, moins concentré. L’architecture répartie, fondée sur l’existence de plusieurs noyaux autonomes fut mise au point. C’est en 1961 que fut exposé le modèle type de technologie qui servira plus tard à l’Internet présent. 1969 signe la naissance de la communication complète au sein d’un réseau constitué de noyaux indépendants les uns des autres et autonomes.
Dans le même temps, en France, un chercheur invente le datagramme et rend opérationnel le premier réseau français « Cyclades » en 1973 et en 1975 le prototype fonctionnait en milieu universitaire, il n’a pas survécu.
En 1972, Arpanet, cela se nommait ainsi, devient public et ce sont d’abord les scientifiques qui vont s’en servir, les militaires développant leur projet à part. La mise en communication de tous les réseaux par l’harmonisation des différents protocoles signe la naissance de l’Internet actuel, cela date de 1983. C’est évidemment très proche !

Les protocoles de communication, les outils, les matériels

Sous le nom générique Internet on trouve, en fait, différents protocoles de communication. Quand vous vous connectez sur une URL grâce à votre navigateur, votre machine utilise un protocole différent de celui de l’envoi de mail et s’il s’agit d’envoyer un fichier lourd, c’est un autre protocole qui sera mis en œuvre…
Désormais les différents protocoles fonctionnent en toute transparence pour l’usager, si bien que celui-ci  doit juste mettre sa machine en marche pour être en relation avec le réseau global. Le matériel nécessaire, coûteux au départ  est maintenant accessible à tous et partout. Les lieux publics sont dotés de terminaux de communication auxquels il suffit de se connecter.
La notion de protocole est importante car c’est elle qui règle, quelque soit la technique, le ballet de la communication entre les individus, les groupes, etc. entre un émetteur et un récepteur et symétriquement… Pour l’usage d’internet dans la relation d’aide, cette sorte d’harmonisation protocolaire est importante. Les codes de communication induiront un type particulier d’échange dont Internet est le modèle.
En fait, non ! Internet n’est pas le modèle premier, les inventeurs d’Internet n’on fait que reproduire, sans le savoir, le modèle spécifique du cerveau et des neurones. Et celui-ci a une très longue histoire…
Quant aux outils, ils sont de plus en plus accessibles financièrement. On trouve, grâce aux passionnés qui changent de matériel régulièrement, des machines d’occasion en excellent état pour environ  150 € auxquels on ajoutera un bon casque/micro audio, les caméras étant maintenant intégrées aux machines. Sans parler des multiples I-phones et autres téléphones portables qui assurent les mêmes services. Cependant, compte tenu du temps probable que durera un échange, il vaut mieux opter pour des solutions confortables.
L’outil Internet est universel et accessible sur presque toute la planète en quelque lieu où l’on se trouve, après un demi-siècle d’existence, les changements qu’il a permis se sont produits souvent à l’insu des usagers qui ne sont pas forcément formés à un usage pertinent et au maximum de ses possibilités, ni véritablement informés de la multiplicité de ses potentialités dans notre vie quotidienne.
Par Internet transitent la plupart des données nécessaires à la communication humaine, sauf les odeurs, le toucher et le goût mais des ingénieurs y travaillent et la technologie existe pour les odeurs. (S’agissant du toucher, ce sera plus compliqué mais il existe des palliatifs connus depuis des siècles, nous y reviendrons.) On se contentera donc, pour l’instant des transmissions vocales, de textes, des images en différé ou en direct. Pour assurer confortablement une relation d’aide par Internet ces outils suffiront pour l’instant.
Les remarques qui s’adressent ici pourraient s’appliquer à toutes formes de psychothérapie. Ce n’est qu’en partie vrai car chaque situation et les techniques associées appellent leurs propres opportunités. D’autre part, la relation d’aide par Internet est nouvelle et elle fait appel à des protocoles qui, encore mal maîtrisés, font l’objet de nombreux préjugés.

Le public dont il est question ici, les victimes de viols et d’inceste dans les premiers temps de la vie présente des particularités qui le distinguent  de bien d’autres. Il relève autant de la psychothérapie que de la justice. À la fois victime et « patient » – qui demande, selon le latin – cette particularité n’est pas sans soulever des questions dont les réponses induisent des actions sur deux niveaux, ceux, classiques de la psychothérapie et d’autres qui relèvent d’une responsabilité sociale. Ceci n’est pas sans influence sur le rôle que le thérapeute devra tenir.
D’autre part, la qualité même de victime a déclenché, en France, des débats faussés par des manipulations politiques. De nombreux juristes et des personnalités se sont engagés, souvent piégés par les objectifs  sous-jacents du politique, oubliant que, derrière la terminologie, il y avait des vies. Si bien que « la victime » est devenue une sorte de parangon d’une lutte idéologique. La relation d’aide à ces personnes, sans avoir à participer aux arguties idéologiques devra intégrer ces éléments d’un débat de société dont elle est l’otage et, une nouvelle fois, la victime.

Dans un article précédent, Nouvelles perspectives cliniques pour l’approche et la thérapie des rescapés de traumatismes sexuels précoces j’ai montré que, pour ces personnes le lieu de la psychothérapie devenait l’épicentre d’un réseau étendu de liens, de relations à des techniques et à des moyens d’extériorisation de l’émotion. Cela peut aller de l’Art-Thérapie à la consultation des médecines dites alternatives en passant par des exercices spirituels – ceux que Michel Foucault évoquait à la fin de sa vie comme support du « souci de soi ».

La relation d’aide par internet pour les personnes qui ont subi des violences sexuelles dans l’enfance

Récapitulons le modèle Internet

• Une architecture « répartie », c’est-à-dire qu’il n’y a pas de centre névralgique ;
• Chaque nœud de communication est autonome. Mais capable selon ses propres impératifs d’établir une communication avec un nœud ou un autre 
• Une transmission par commutation de paquets, c’est-à-dire qu’ici la technique consiste à envoyer un document en plusieurs petits paquets autonomes, chacun connaît l’adresse du destinataire et peut ainsi emprunter divers nœuds.
Bien sûr, on peut se demander ce que ce vocabulaire technique vient faire ici. Au mieux, comment en faire un modèle opérationnel pour une communication d’aide par Internet ?

En quoi ce modèle peut-il nous être utile ?

• Une architecture répartie, il n’y a donc pas de centre ! Cela revient à dire que le thérapeute ne se présente pas, implicitement ou explicitement, comme au centre du processus de restructuration ni comme unique interlocuteur du/de la demandeur/e. Seule la personne est au centre, cela repose sur une évidence, pourtant souvent oubliée. Ce qui introduit le deuxième item.
• Chaque nœud est autonome. Cette personne en quête d’unité, en recherche d’une volonté renouvelée de se retrouver doit demeurer autonome, donc libre. Elle seule peut, au fur et à mesure de la cautérisation des blessures, penser en conscience ce que ses propres impératifs de vie lui imposent comme attitudes, comportements et recherche de valeurs personnelles. C’est au thérapeute, encore une fois d’être le médiateur des paroles manquantes. Il est là, attentif, à l’écoute, en complète vigilance pour « réfléchir » la parole manquante. Elle ne lui appartient pas, il ne la retient pas ! S’il s’implique c’est pour renvoyer, pas à pas, au demandeur ce que ses témoignages induisent et qui paraissent relever d’un dévoilement progressif de la tension intérieure vers une réhabilitation de la vie. Ainsi, chaque pas, chaque « paquet » d’émotions et de sentiments conduit vers un but, la redécouverte de soi après des années d’emprise. (Cela repose sur un impératif neural qu’A. Damasio a parfaitement mis en valeur).
• Le « sentiment de soi » révèle son but, par petits morceaux, chacun comme pièces singulières d’un puzzle dont on ne connaît pas la représentation finale. Et celle-ci n’est pas connue a priori, chaque être porte en lui sa propre réparation. Il n’y a pas de modèle normal d’une harmonie de vie. Il faut en finir avec ces fadaises. Cherchant à sortir de plusieurs années d’emprise du prédateur, l’individu ne peut retomber dans une autre, fut elle consacrée socialement. C’est en cela que la capacité d’écoute vigilante du thérapeute devient primordiale.

Rôle et fonction du thérapeute

Ces conditions vont introduire une définition renouvelée de la place du thérapeute À bien y réfléchir, ces propositions induisent aussi des questions sur le positionnement de ce dernier, sur sa gestion du transfert et du contre-transfert. La relation se trouvera fondée sur un cycle que l’on peut schématiser ainsi :

Écoute, reformulation, transmission/réverbération, ajustement, réévaluation et retour.

L’écoute

Avec Internet, les moyens de communication ne permettent pas l’accès à ces signes multiples qui enrichissent et complètent toute communication physique. Le problème de l’écoute est donc complexe, comme s’il fallait activer un organe sensoriel nouveau. Néanmoins la pleine disposition, la vigilance du thérapeute doivent permettre la reformulation… C’est un savoir faire à acquérir, nouveau mais impératif.

La reformulation

« Ai-je bien compris ce que vous voulez dire ? » Les psychologues sont connus pour reprendre les derniers mots de leurs interlocuteurs afin de relancer la parole de l’autre. Ici, il s’agit d’autre chose. La reformulation par le thérapeute engage deux niveaux : le thérapeute est attentif mais ses mots introduisent une « réflexion » culturelle. Je veux dire : le thérapeute est d’abord un interlocuteur inconnu, il participe d’une autre niche culturelle que celle de son vis-à-vis. Cette altérité introduit alors une dynamique réflexive qui est porteuse d’ouverture. Le/la rescapé/e de sévices sexuels précoces est resté/e longtemps sous l’emprise de son prédateur et pour échapper parfois à cet étau, il lui a fallu accepter les schémas personnels de ce dernier. C’est la culture du mimétisme mais qui laisse des traces profondes. Voir s’exposer une autre culture dans une ambiance sécurisée ne manquera donc pas de résonner.
La reformulation est aussi le premier instant ou s’entend dire quelque chose qui est directement lié au fond émotionnel et instinctif primaire, celui qui signe l’existence même de l’être, de son corps et de son esprit, dans l’instant et dans son histoire. (Damasio 2011) Pour ceux et celles qui ont subi une longue emprise, ce moment est crucial. « J’existe par moi-même, par mes mots ! »

La transmission et la réverbération

Une fois acquise la certitude que ce qui a été dit a bien été compris c’est le moment pour la personne d’intégrer de nouvelles vérités dans sa vie quotidienne. Ce qui ne manquera pas d’avoir des implications profondes et durables. Apparaissent de nouvelles manières et de nouveaux moyens de gérer la vie en voie de réharmonisation. Moment délicat car ce qui surgit à partir des émotions primaires et de leur ressenti ne s’établit pas sur un socle stable, fiable. C’est à construire et à s’approprier. D’où la nécessité de vérifier : « c’est bien moi ! ».

L’ajustement

Le thérapeute participe de cet ajustement des valeurs et des attitudes. J’ai dit, dans d’autres articles que le moyen le plus fiable pour contrôler que ces nouvelles actions et attitudes sont justes est d’écouter consciencieusement les rêves et les images intérieures qui sont une partie de l’expression de cette tendance de l’organisme à chercher l’équilibre. En effet, « le moteur de ces nouveaux développements est l’impulsion homéostasique » (A. Damasio, p. 334) Les nouvelles attitudes et les comportements induits par l’écoute attentive des émotions et de leur ressenti réagissent à la détection de toutes formes de déséquilibre dans le processus vital de restructuration de la personnalité. Ils cherchent ainsi à corriger les attitudes antérieures dans un constant équilibre entre les contraintes intérieures et les exigences du milieu. Cette correction ne va pas de soi et il faut régulièrement revenir à cette dynamique interne, en déceler les messages et les traduire au quotidien.

La réévaluation

La personne fait l’apprentissage de nouvelles références comportementales, elle se découvre et tout à la fois se dévoile à elle un nouveau champ d’expérience, d’attitudes dont elle est certaine qu’elles « vont de soi ». Ces choses nouvelles lui appartiennent et s’ensuit une réévaluation continue de l’image de soi. La personne apprend peu à peu à percevoir ce processus instinctif d’homéostasie et surtout à faire l’apprentissage de sa formidable pertinence. Découverte pleine de réjouissances !

Le retour du cycle

Et le cycle recommence jusqu’à ce que soit définitivement consolidée la relation dynamique entre les instances profondes, personnelles et celle qui sont issues du génome, confrontées aux impératifs du milieu.
Le psychothérapeute devient désormais un médiateur, épicentre d’un noyau situé lui-même au sein d’un réseau plus vaste. Il apporte au/à la demandeur/e l’appoint dont il/elle manque dans l’instant.
Question qui surgit immédiatement : comment être sûr qu’il ne s’agit pas d’une projection par le thérapeute de ses propres valeurs ? Au mieux, une sorte de direction de conscience, au pire, une autre forme d’emprise. 
 La question vaut pour toute relation d’aide et l’on sait trop combien dans une relation dissymétrique – une personne fragilisée face à une autre censée détenir une sagesse – il est fréquent de voir s’installer une relation de pouvoir, même si cette dernière est parfois consentie – transfert positif. La question souvent posée pose le problème de l’efficacité des thérapies d’inspiration psychanalytique fondées sur la parole. Plusieurs précisions s’imposent ! Les protocoles thérapeutiques que je vais évoquer ici ne relèvent en rien d’un processus qui trouverait son modèle dans la psychanalyse. D’ailleurs les psychanalystes qui liront ces lignes émettront de nombreuses critiques, tant sur le fond que sur la forme, notamment sur la question du transfert. Le fait même d’évoquer les ethnomédecines, de s’en inspirer parfois fera se hérisser le poil de beaucoup.
Il s’agit en fait d’installer le lieu du travail de part et d’autre d’un écran, sans lien physique. À partir de ce lieu virtuel, il sera question pour la personne de retrouver progressivement la voie de son propre corps, à partir de ses émotions et de ses instincts puis de les passer enfin au filtre de la conscience réflexive. Or, ces personnes victimes d’inceste dans l’enfance se trouvent aux prises avec les plus grandes difficultés à reconnaître ce qui vient d’elle, du fond d’elle-même et ce qui résulte d’un long travail d’emprise au cours duquel s’est trouvé fabriquée une personnalité à la mesure du prédateur. Syndrome de Stockholm puissance dix. Le travail est donc extrêmement délicat pour des personnes toujours aux aguets qui peuvent se retrouver à tout moment prises par le doute ou la peur.

Cela imposera donc une plus grande vigilance au thérapeute car les repères implicites qui s’imposent dans toute relation physique – expression du visage, maintien corporel, regard, etc. – viendront à manquer. Le thérapeute devra donc se former progressivement à cette absence et affûter d’autres récepteurs.

Dans L’autre moi-même, A. Damasio souligne que la question qui sera posée à la plupart des cliniciens est celle de la relation de la conscience aux émotions. Et, selon lui, « toute discussion sur le thème de l’émotion nous ramène au problème de la vie et de la valeur ». (Ibid, p. 135) « Le produit des émotions, à savoir les sentiments d’émotions qui colorent toute notre vie du berceau à la tombe, pèse sur l’humanité et ne peut être ignoré. » (p. 135) Puis, dans les derniers chapitres, définissant quelques lignes directrices pour les avancées de recherche sur le cerveau humain, il affirme : « La conscience réflexive a non seulement amélioré la révélation de l’existence, mais a permis aussi aux individus conscients de commencer d’interpréter leur condition et d’agir ». (p. 353-354)
La parole ne sera donc, dans notre cas, qu’un outil parmi d’autres car il s’agit avant tout de permettre aux personnes que nous avons en relation de retrouver une intégrité perdue, étouffée, aliénée par des années d’emprise et de silence. Et c’est dans cette intégrité que pourront se forger leurs valeurs ainsi que les représentations à travers lesquelles elles parviendront enfin à se reconnaître.

Le numérique, Internet et la relation d’aide – II par Illel Kieser ‘l Baz

Deuxième partie – Les aspect techniques, les limites

Qu’en est-il techniquement ?

La nécessité d’utiliser les moyens modernes de communication vient de la mobilité des personnes, même si, en France, celle-ci demeure limitée, le Français étant peu aventureux et attaché à son terroir.
L’outil est adapté à de nombreux protocoles d’aide et de thérapie.

Si la séance classique s’organise à partir d’un protocole parfaitement défini au départ, il en va de même pour toute autre forme de relation.

Confiance et permanence sont deux paramètres de base sur lesquels s’appuyer. Le caractère non physique de la communication par Internet rend plus difficile la mise en place de cette permanence. Il n’y a pas de support physique, les moments d’émission des messages ne sont pas calculés, ils s’imposent de manière opportune, au gré des impératifs de la vie quotidienne. En dehors des rendez-vous de vidéoconférence pour lesquels on doit prévoir un moment et une durée précis, s’agissant des autres protocoles, il peut alors arriver que des impatiences se manifestent, car les réponses ne viennent pas assez vite pour celui/celle qui attend, ce qui peut faciliter la progression d’angoisses déjà latentes. C’est pourquoi, on est amené à partager des conventions destinées à fixer clairement le cadre des communications. Par exemple, pour les mails et les messages déposés, on peut décider que la bonne réception et la lecture des mails (ou SMS) seront signalées à l’émetteur et qu’une réponse circonstanciée sera envoyée plus tard…

En appoint

Techniquement la relation d’aide par internet peut être mise en place en appoint des protocoles classiques. Par mail SMS, ou vidéoconférence. C’est présentement une constante dans mon travail. Pour beaucoup de personnes, une grande partie des informations transitent par Internet. La séance classique prend alors parfois des allures de régulation et de mise au point. Cette solution est parfaitement adaptée pour faire face à des moments critiques et elle permet d’éviter des solutions d’urgence. Parfois une simple réponse à un mail suffit à désamorcer une crise qui commence.

Complète

Elle peut être complète en cas de déplacement professionnel ou autre. C’est un cas fréquent et il peut être commode et rassurant pour les personnes de savoir qu’elles peuvent à tout moment trouver une oreille attentive. La communication par Internet offre un avantage par rapport au téléphone car c’est le récepteur qui gère l’écoute et le retour.
Elle peut enfin être complète avec des personnes éloignées qui tiennent à travailler avec un thérapeute qu’on leur a recommandé. Cela impose à ce dernier d’avoir lui-même préparé des outils souples et confortables afin d’assurer au plus vite une relation de confiance qui pourra s’installer dans la permanence. Cela ne s’invente pas car Internet est un outil jeune auquel nous sommes encore peu accoutumés.

En complément permanent

Internet et les outils annexes – du logiciel de traitement de texte aux logiciels de retouche d’image ou de montage vidéo – apportent une dimension supplémentaire à l’échange, par rapport à la séance classique d’avant les années 90. Auparavant, il était lourd et compliqué de montrer des photos, d’apporter éventuellement des œuvres fabriquées en art-thérapie ou dans tout autre atelier, voire d’apporter des vidéos d’un spectacle… si bien que ces apports externes étaient rares. Désormais, plus personne n’hésite à apporter toutes sortes de documents iconographiques, vocaux ou vidéos.

Je me souviens, par exemple, d’avoir reçu un jour du début des années 80 un jeune adolescent réputé difficile et primo délinquant. L’éducateur qui me l’adressait soupçonnait qu’il ne s’agissait pas d’un simple problème de rébellion adolescente. Il me fallut beaucoup de temps et de semaines pour déceler que ce jeune homme était en fait ce que l’on nomme maintenant – dénomination très approximative – un enfant surdoué. Même l’appoint des tests n’avait pas permis de repérer les raisons des comportements asociaux. Je lui avais déjà proposé de se servir de l’atelier de son père pour créer des objets, des formes, ce qui lui venait à l’esprit. Il s’y était mis mais je n’en voyais rien, jusqu’au jour où, voulant en avoir le cœur net, je me suis déplacé jusqu’à cet atelier. J’ai alors découvert l’univers particulier, puissant et fascinant qui se dégageait de toutes ses œuvres. Certaines démontraient l’existence d’une très grande faculté d’invention. Et il était capable de se servir de tout ce qui lui tombait sous la main pour en faire une œuvre originale. J’en ai fait part à l’équipe de prévention qui s’occupait de lui et j’ai proposé qu’on lui facilite l’inscription dans un collège de pédagogie active. Ce fut fait et, à partir de là, ce gamin en début de dérive s’est totalement épanoui.
Les outils modernes de traitement d’image, associés à Internet permettent maintenant de réagir rapidement face à ce type de problème car les personnes apportent régulièrement les numérisations de leurs œuvres. J’ai même parfois le plaisir de voir la progression complète d’une production et c’est intéressant car on y perçoit la marque des postures et attitudes de la personne.

Comme outil dans le cas d’expertise

Voici un cas particulier dont j’ai appris à me servir au Canada : il est fréquent que j’aie à intervenir comme expert indépendant en faveur d’un enfant ou d’un parent. Mon travail consiste à enquêter, le plus scrupuleusement possible, afin de pouvoir répondre aux objections et attaques de la partie adverse. C’est un travail long et minutieux. Internet et la numérisation des documents facilitent grandement cette tâche. Pour mon travail d’enquête, je demande tous les documents photographiques de la famille – les albums photos – mais aussi tous les documents qui ont été produits durant la vie commune avec le prédateur, bref, tout ce qui peut permettre de cerner les ambiances familiales. On imagine le temps nécessaire au dépouillement de cet amas de documents, volumineux et lourds à transporter. Leur numérisation supprime cette part de travail et permet de consulter les documents à tête reposée à un moment choisi.

Par ailleurs, au Canada, les psychologues ou les travailleurs sociaux préparent les victimes aux confrontations avec les personnes contre lesquelles elles ont porté plainte. Cette préparation s’étend à la scène du tribunal. Il s’agit en fait, à partir des documents d’enquête, de permettre à la victime de réagir à tous les cas de figure possibles et d’éviter d’être prise de court. J’ai adapté cette méthode au contexte de l’Hexagone et je me sers d’internet afin de créer au mieux les conditions réelles de confrontation dans le cabinet d’un juge d’instruction ou devant un tribunal. En suscitant la concentration de la personne sur les points essentiels de la procédure et sur ses arguments elle se met en condition comme un sportif avant une compétition. Les communications par Internet vont grandement faciliter cette concentration et entretenir la vigilance de la personne plaignante. Auparavant il fallait se limiter à de longues séances entrecoupées de moments qui facilitaient la perte de concentration. Internet et les autres outils modernes de communication permettent, jusqu’au dernier moment, de rester concentré.

L’architecture en réseau
Il n’y a pas de protocole d’aide qui serait à lui seul salvateur, toute intervention thérapeutique aux personnes imposera des modalités différenciées selon les moments et les cycles traversés. C’est la base de l’architecture répartie. Il n’y aura pas de centre à partir duquel tout se répartit.
L’individu demeure autonome ; libre et affranchi. Encore faut-il qu’il ait les moyens de cette liberté, c’est au thérapeute de lui permettre de trouver/retrouver cette autonomie.
Il y a des temps pour la parole, des temps pour le travail corporel, d’autres pour l’écoute attentive des viscères, des émotions et des affects, pour l’expression émotionnelle – de l’Art-Thérapie à des abréactions, enfin l’écoute attentive des rêves et des images intérieures qui balisent l’itinéraire…

Cela impose à l’accompagnateur d’avoir une grande capacité d’écoute, la vérification permanente qu’il ne projette pas et la possibilité d’entretenir un réseau de relation avec d’autres spécialités.

Le thérapeute est aussi une personne publique

Rappelons que les demandeurs/es sont aussi des internautes et désormais, toute demande de rendez-vous, même sur recommandation est précédée par un examen minutieux et attentif de résultats de recherche sur Internet par les futurs interlocuteurs. Ils peuvent, même, avant un premier rendez-vous, poser différentes questions par mail, ce qui était rare au téléphone. Certains s’appliquent même à suivre régulièrement la vie de leur psy à partir d’internet – moteur de recherche, réseaux sociaux, généalogie. Ils n’en parlent pas toujours et ils lâchent leurs informations au gré des circonstances et selon leurs propres exigences qui peuvent, d’ailleurs, être discutées ou non. Ce n’est pas rare et je veux dire par là qu’Internet met à portée de regard des informations que l’on ne serait pas aller chercher en d’autres temps. Rien de malicieux en cela, à moins de décider que nous sommes très nombreux à être contaminés par ce malicieux virus.
Cela exige du thérapeute une très grande prudence et beaucoup de circonspection dans la manière de gérer les blogs et autres pages des réseaux sociaux. S’il apparaît des contradictions entre ces informations et ce que l’on prône en séance cela n’échappera pas à l’internaute demandeur/et peut risquer de mettre la confiance en défaut.
De même, il peut paraître innocent de mettre en ligne des textes théoriques ou une littérature personnelle. Ces textes, qu’on en est conscience ou pas font référence à notre propre vie ou à notre expérience personnelle. Il pourrait être fâcheux de mettre en ligne, par exemple, des textes qui font référence à des « cas » nouvellement rencontrés. La ou les personnes concernées ne manqueront pas de se reconnaître et il est toujours surprenant, voire choquant de se reconnaître comme un « cas ». Cela pourrait mettre fin à cette tendance narcissique de certains thérapeutes qui s’enorgueillissent en congrès ou dans des conférences tout public de leur sagacité dans la résolution de telle ou tel « cas ». J’ai toujours été choqué par le caractère impersonnel et le contenu des discussions entre collègues quand il était question de discuter d’un « cas ».

Les limites

On le conçoit volontiers, des limites existent et elles sont spécifiques de ce genre de relation. Bien sûr, la première évaluation devra pouvoir répondre à la nécessité de la relation réelle plutôt que virtuelle. Même si les contingences du milieu semblent l’imposer il arrive que, pour certaines personnes, la relation physique réelle soit prioritaire. Il faut pouvoir l’évaluer rapidement, cela fait partie du rôle du thérapeute de devoir le signaler et d’orienter la personne en conséquence, probablement en expliquant les raisons de cette proposition.
Il peut arriver aussi qu’en cours de travail, la relation virtuelle montre ses limites. On se retrouve dans le même cas de figure que ci-dessus. Très souvent cela concerne des personnes très inhibées qui pourraient trouver dans la relation virtuelle une justification à leur manque d’initiative sociale. En exposant le cycle dynamique du travail sur soi, j’ai montré que le stade de la réverbération s’avérait crucial car il s’agit de mettre en action ce que la personne découvre d’elle-même. Pour ces personnes très inhibées, on constatera assez rapidement qu’à ce stade du cycle, il n’y a pas de répondant.
Il faudra donc faire le point et évaluer les raisons d’une telle absence de réaction. Il peut alors y avoir une réévaluation ou bien une orientation vers un autre type de thérapie.
Enfin, l’absence de relation réelle peut se révéler en toute fin de travail, ce qui est dans l’ordre des choses. Dans cette dernière phase du cycle global de travail, il est légitime que le thérapeute parachève son œuvre en orientant judicieusement la personne.

Conclusion

Deux aspects essentiels ressortent de la communication d’aide par Internet, tout au moins dans le cadre limité de mon expérience, soit dès la naissance de cet outil et sur le champ restreint d’un exercice en libéral.
D’une part, on remarque la facilité offerte par Internet pour réaliser certaines tâches qui étaient auparavant plus difficiles, plus lourdes, voire irréalisables C’est une des caractéristiques de l’informatisation. Internet facilite les tâches mais il multiplie l’apport d’informations si bien que l’on peut parfois se trouver déconcerté devant leur multitude et ne pas trop savoir ce qu’il faut traiter en priorité. Pourtant il le faut car c’est attendu, et cette rigueur assure le lien de confiance, il installe une permanence dans la relation. Ces deux composantes sont primordiales avec des personnes qui ont subi des traumas sexuels dans l’enfance. Il en résulte alors pour le thérapeute la nécessité de créer un « plan de travail » rigoureux auquel il se tiendra afin de ne pas se trouver débordé, au risque de faire naître des attentes inutiles. Ce plan de mise en place est, évidemment, partagé et annoncé dès le début de la relation. D’autre part on pourrait penser que toutes les informations ne sont pas forcément bonnes à traiter. Nous devons faire face, en la personne des prédateurs sexuels domestiques à des individus extrêmement plastiques, qui ont pu, durant de longues années masquer leur déviance. Ce sont des personnalités difficiles à saisir, que la psychologie commence à peine à connaître. Leurs victimes souffrent, en outre, de troubles dans la construction de leur personnalité qui se présentent sous un spectre de signes et de symptômes extrêmement larges. Il n’est pas rare de voir un symptôme disparaître puis, quelques temps après un autre apparaît qui semble n’avoir rien à faire dans l’histoire présente de l’individu. Pourtant si l’on revient sur cette mémoire numérisée, on peut découvrir que ce nouveau symptôme a une histoire. Par conséquent, oui, toutes les informations que l’on recueille sont bonnes à prendre. Ensuite, il faut saisir le bon moment pour revenir sur tel ou tel aspect qui avait paru, un temps, secondaire…
Enfin, la relation d’aide par Internet, par sa spécificité et la diversification des protocoles relationnels qu’elle impose conduit à penser différemment les rôle et fonction du psychothérapeute. Cela fait plus de trente ans déjà que la question est abordée en France et il faudra bien affronter le problème à un moment ou à un autre. Il s’agirait de faire œuvre consciente et collective – à l’image d’Internet qui est un outil collaboratif –, ce faisant rien ne prive chacun d’explorer ces nouvelles zones de la thérapie.
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