Questionnements Dissociation-Mémoire et les mots

Tout d’abord, s’agissant d’une première fois, je m’excuse d’intervenir sur votre blog et espère que cette intrusion ne sera pas trop déplacée. Après ce récent week-end de présentation de l’art-thérapie auquel j’ai assisté parce que les phénomènes de dissociation m’intéressent particulièrement, je me suis dit que je pourrais essayer de me lancer.

J’ai fait pas mal d’études, je n’en tire aucune gloire. C’était ma façon à moi d’essayer de gérer quelque chose dont aujourd’hui encore j’ai du mal à saisir toute l’ampleur. Avec tous mes beaux diplômes, je ne me sens pas supérieur à mon frère qui n’a qu’un CAP et qui ne manquait pourtant pas d’intelligence. Il a juste « choisi » une autre façon de gérer sa vie.

Bon, après cette petite introduction, je voudrais juste exposer un peu de mes pensées chaotiques sur quelques sujets qui me hantent et qui ont été réveillées par les événements de ce samedi pour lesquels je remercie encore toute l’équipe de bénévoles ainsi que Béatrice.

La dissociation, c’est bien joli, mais outre l’ensemble de mécanismes que cela recouvre, je m’intéresse beaucoup à la question de la mémoire qui peut contribuer à alimenter les dissociations, mais qui représente toutefois un phénomène en soi. La raison pour laquelle la mémoire m’intéresse tant est que j’en manque totalement. Je n’ai absolument aucun souvenir de mon enfance, ou que des images très vagues, et ma mémoire est totalement chaotique pendant toute la période de mon enfance. Aujourd’hui encore, mes capacités de mémorisation sont très capricieuses et j’ai appris à compenser ce déficit par des tas de moyens à moi difficilement compréhensibles par les autres personnes. Lorsque j’ai repris contact avec une amie d’enfance qui m’a parlé des fêtes organisées par nos mères respectives avec tous les notables de notre charmante petite ville ainsi que les joyeux représentants de l’ordre et quelques célébrités de l’époque qui sont également passés chez nous et sur nous, d’autres « souvenirs » sont remontés sous forme de ce qu’on appelle des flashs, souvenirs que j’oublie tout aussi rapidement qu’ils sont venus. C’est ma compagne qui les mémorise pour moi : elle est mon disque dur, pour ainsi dire.

Ces flashs remontent beaucoup plus loin dans le temps que la mémoire « normale », et c’est comme ça que je me suis rendu compte que ma « jolie histoire d’amour » avec ma mère que je plaçais entre 12 et 18 ans est remontée bien plus loin que je ne pensais, qu’elle avait toujours été là, et que ma jolie maman avait également des compagnons qui en profitaient. En fait, elle et sa meilleure amie s’étaient faites proxénètes et « vendaient » leurs enfants les jours de foire, les soirs de fête, aux paysans ou aux notables. Ma mère louait nos services en d’autres occasions « plus distinguées » auxquelles elles, pauvre roturière, ne devait pas participer. Mais là, je n’en dirais pas plus. Tout cela a été confirmé par les souvenirs de cette amie d’enfance et de temps à autre par d’autres personnes aussi.

Cela m’amène au concept de « mémoire traumatique » que j’ai retrouvé chez Muriel Salmona, mais que j’avais déjà rencontré dans mes propres « recherches » entre 1996 et 1998 d’après les travaux d’A. Damasio, mais aussi de Varela, Watts et quelques autres dont on entendait assez peu parler. Un premier livre de « vulgarisation » venait de sortir sur « l’intelligence émotionnelle », mais peu de gens en avait entendu parler parmi nos cercles philosophiques à Londres où je me trouvais à l’époque. L’idée principale derrière la thèse du système limbique était que des émotions traumatiques vécues avant que les fonctions de mémorisation à long terme à travers l’hippocampe donnait lieu à la formation d’une mémoire primitive basée sur l’amygdale sous la forme d’un lien direct entre la formation d’une émotion et une réaction de type « fight or flight », une sorte de raccourci qui serait « hardwired », comme dise les anglophones, c’est-à-dire câblé physiquement sans aucune forme de traitement « psychique » – une mémoire neuronale.

La dissociation, par contre, me semble fonctionner différemment d’après ce que j’ai cru comprendre. Je suppose toutefois qu’il doit bien y avoir un lien avec le cerveau neuronal dans le sens où le déclencheur resterait une émotion et que les personnalités émotionnelles qui en ressortent correspondent en fait à des formes différentes, voire des niveaux différents, d’élaboration de ces émotions en réponse à certaines réactions psycho-physiques. Dans la dissociation, donc, il y a une forme ou une autre d’élaboration psychique

C’est à ce point-là qu’interviennent pour moi les mots, des « facilitateurs » dans le travail d’élaboration psychique, de facteurs de conscientisation. Comme il a souvent été dit et redit, nommer, c’est reconnaître l’existence à une chose, mais ce que ma formation philosophique m’a aussi appris, en particulier une certaine affinité pour Kant, c’est qu’à laisser la raison seule, on peut avoir bien des surprises : c’est ce que j’appelle le « délire de la raison ». Si nommer, c’est reconnaître, on peut aussi trop nommer, donner un nom à n’importe quoi, et les mots, de facilitateurs, peuvent devenir des sournois et diluer le sens dans plus de sens, brouiller les pistes. D’ailleurs, c’est bien là mon problème : j’ai toujours eu soif de sens afin de comprendre ce qui se passait autour de moi. Étant né au milieu de la folie des autres, ayant été l’objet de cette folie jusqu’à en perdre la mémoire, sans jamais pouvoir fixer une idée de peur de perdre ma fluidité qui me permettait de glisser dans l’existence alors que d’autres enfants mourraient, je me suis accroché aux mots comme à un flux perpétuel, toujours en mouvement, comme dans une forêt, pour comprendre l’autre plus que pour être compris. Le mot permet de poser un repère pour continuer ensuite son chemin, sans s’arrêter, et peut être révélateur ou écran. Comprendre ce qu’il y a au-delà des mots est vital, une question qui peut faire la différence entre la vie ou la mort. Mais dans cette folie du mot se glisse de nouveau la dissociation, la dissolution, de sorte que d’un coup, ce que je croyais mémoire n’est plus qu’illusion, à moins que le disque dur ne revienne à l’attaque en pointant les repères originaux, parfois sous formes de borborygmes, de grimaces, de gestes, de sorte à ramener au-delà du flux des mots à une narrative à valeur d’intégration, une histoire ancrée dans le vécu émotionnel sous quelque forme qu’il apparaisse. Car enfin, au-delà de la dissociation, c’est bien à la réintégration de la personne qu’il faut viser pour sortir de la folie – et c’est là que je me trouve, entre une mémoire sans unité et une unité sans mémoire, toujours sur le bord de la folie, mais sur « l’autre bord », avec toutefois toujours la peur de repasser du mauvais côté parce que la mémoire dissociante des mots-flux, des mots-fuites, jouent le double-jeu de la protection et de la dilution.

Voilà, c’est ce que je voulais écrire d’un jet, sans relire, sans regarder en arrière, pour me parler à moi-même et me créer une narrative capable de grossir et de récupérer cette unité que je recherche.

Philippe – Souffrance – Objectivité/Subjectivité

Quelquefois, se faire mal c’est aussi essayer de se réveiller, comme se pincer pour sortir d’un cauchemar. Mais se faire mal, et le suicide, ce sont deux choses différentes. Lorsqu’on en vient à l’idée du suicide, tout devient plus complexe. Moi aussi, j’ai essayé plusieurs fois, et j’ai bien failli réussir si ce n’avait été pour une aide de la part de personnes étrangères. Mais même là, cette pesanteur de la vie me rattrape et me dit : à quoi bon tant d’effort.

Vivre, mourir, c’est tout un puisque tu es déjà mort dedans.
Il me reste une grande confusion aujourd’hui : la vie est inséparable de la mort, car si je vis, c’est parce que quelqu’un est mort, et aussi parce que quelqu’un en moi est mort. Vie et mort sont mêlées en moi, dans ma propre existence.

Se faire mal, par contre, est une expression qui me met mal à l’aise car j’aimerais avoir mal, me réveiller parfois, mais je me rends compte que cela ne marche pas. Ou bien est-ce se faire mal pour avoir un point où l’on a mal, plutôt que ce malaise diffus qui n’est ni douleur ni rien. Peut-être qu’en me faisant mal je me dis : oui, j’ai raison d’avoir mal puisque je me suis coupé, frappé, intoxiqué. Pourquoi est-ce que j’ai fait cela, peu importe, mais pour l’espace d’un instant, j’ai vécu parce que mon corps a été mis en danger – pas comme ces battements de cœur ou ces coups de nerfs qui ne me disent rien de quelque chose qui serait douleur et qui tue toute envie d’être bien. Il y a quelque chose en moi que d’autres appellent douleur, que moi-même j’appelle douleur quand je la vois dans les autres, mais que je ne perçois pas comme tel en moi car je n’ai pas mal.

Et puis, quelle serait la raison de ce mal ? Des évènements dans le passé que je ne connais plus, qui me paraissent comme des cauchemars sans rien de réel, en l’absence de souvenirs. Est-ce que les quelques bribes de souvenirs de mon adolescence suffisent à me faire sentir mal ? Pourtant, j’ai vécu la moitié de ma vie en me vantant presque d’avoir couché avec ma mère – bien sûr, alors je buvais, j’étais malade, je taillais cette chair qui est la mienne. Mais je n’avais pas mal, j’étais le mal. Aujourd’hui, je ne fais plus tout cela, pourquoi donc devrais-je avoir mal ? Je travaille, j’ai une famille, des enfants qui sont ma vie. Je ne peux pas avoir mal, souffrir.

D’ailleurs, souffrir, qu’est-ce que c’est ? Une façon de se prendre en pitié ?

Une façon de se torturer en se posant des questions sans réponses ? Histoire de chercher la petite bête noire ? C’est tellement dur de savoir ce que c’est que souffrir qu’il faut se faire mal pour s’en rappeler, mais cela, c’est une douleur physique. Donc se faire mal ne sert à rien non plus. Ainsi pris entre l’absence de souffrance et l’absence de plaisir, dans une confusion qui n’est pas le chaos original, créateur, mais la boue lourde de ces souliers qui se sont essuyés sur mon corps, souliers d’hommes et de femmes, je vis dans ce cocon de boue, ou une partie de moi-même en tout cas, cette partie que je rejette dans l’ombre du non dit et du non vu, dans ma sphère privée qui n’est que ça.

Pardon de ce long soliloque. J’aurais pu parler de cet autre moi, le moi positif qui s’accroche à la vie par toutes les dents, de ces enfants morts de corps et de cœur, de cette volonté toujours frustrée de vivre et faire vivre, mais ce moi-ci vient après les autres, véridique, certes, mais aussi avec pour fonction de cacher le reste, comme un tapis sur le tas de poussière que je suis. Et pourtant, c’est aussi une étincelle : pas une étincelle d’espoir ou d’amour ou de bonheur, juste une étincelle de vie, une braise timide, un pied-de-nez aux violeurs de tout rang, un reste d’humanité avant le grand plongeon.

Voilà, j’aurais réussi à terminer sur une note plus positive, car il faut bien être (à défaut de naître) positifs – pardon pour le mauvais jeu de mots…