Journal de bord après les attentats du Bataclan

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Par Chloé Rochereuil
11 décembre 2015 à 18:36

« Je ne sais pas à quel moment ça va ressurgir »

Jeune rescapée du Bataclan, Lucie vit, depuis, au jour le jour, entre ses cours et les souvenirs de la tuerie dont elle est sortie physiquement indemne. Journal de bord.

«Hier soir, j’ai rêvé qu’un homme me tirait dessus. J’étais à terre et j’essayais de me forcer à dormir, pour pouvoir mourir plus vite.» Le son des balles du cauchemar de Lucie n’est pas une illusion mais un souvenir, celui du vendredi 13 novembre 2015. Dans la fosse du Bataclan ce soir-là, la jeune fille (21 ans) se retrouve rapidement face contre terre, sous «les murmures des gens écrasés». A chaque « Pam », elle est persuadée que la prochaine balle sera pour elle. Pendant quinze minutes, elle fait corps avec le sol qui vibre à chaque rafale. Puis un mouvement, la vision du carnage, et l’issue de secours.

Quand, quatre semaines plus tard, on lui demande comment elle se sent, elle répond «ça va». «Les choses se sont mises sur pause, confie-t-elle. Je prends le temps de vivre, de regarder, et je me pose les bonnes questions : qu’est-ce que je fais maintenant ? De quoi j’ai envie ?» Depuis un mois, Lucie est comme spectatrice de sa propre vie. Pendant quatre semaines, Libération l’a aidée à tenir son journal de bord.

Samedi 14 novembre

A 5 heures du matin, elle retrouve son appartement du IXe arrondissement où elle vit avec sa mère. Lucie s’allonge sur son lit. Elle sait que son petit ami, qui était avec elle au Bataclan, est bien sain et sauf. Les yeux rivés sur le plafond elle ressasse les images et les sons de ce quart d’heure d’horreur. « Je n’ai pas versé de larme, je n’avais pas de haine contre les terroristes, se rappelle-t-elle. Je me disais plutôt : mais c’est impossible, c’est incroyable. Je ne comprenais pas comment j’avais réussi à sortir de cette salle. »
Au petit matin, tout va très vite. Lucie retrouve son petit ami et enchaîne les déclarations à la police et aux psychiatres. Il faut répondre aux appels des proches inquiets et raconter encore et toujours «l’histoire». «J’avais envie d’en parler, d’extérioriser, pour ne pas rester toute seule là-dedans et que les gens sachent», se souvient-elle.

Dimanche 15 novembre

Pop. Karen, sa mère, vient d’ouvrir une bouteille de champagne, pour « fêter que Lucie soit en vie ». Des amis sont venus lui rendre visite. On rigole, on boit et on ironise sur la tuerie. Mais quand vient la nuit, les images sont là. Lucie risque un coup d’œil à travers la porte de la salle de bains, où sa mère a mis le pull taché de sang de la veille à tremper. « J’étais à la fois dégoûtée et attirée, se remémore-t-elle. Je me disais que ce n’était peut-être qu’un mauvais rêve, que j’avais peut-être tout inventé. »

Lundi 16 novembre

L’étudiante en master de droit à Sciences-Po Paris se force à retourner en cours pour « récupérer un rythme de vie normal le plus vite possible ». Sous le regard de son père, qui l’a déposée en scooter devant l’université, Lucie doit montrer plusieurs justificatifs avant de passer la sécurité et d’accéder au bâtiment. Sa carte étudiante est restée au Bataclan. En classe, l’ambiance devient rapidement « invivable ». « C’était absurde d’être là, se rappelle-t-elle, je ne savais pas quoi faire de moi-même. Les gens parlaient d’autre chose, et moi je ne pouvais penser qu’à ce qu’il s’était passé. » L’établissement a prévu une minute de silence pour rendre hommage aux victimes des attentats, mais Lucie préfère rester avec ses amis, loin de la foule.

Mardi 17 novembre

« Un expresso, s’il vous plaît. » D’habitude, Lucie préfère les allongés mais ce jour-là, il faut faire vite. Après de longues hésitations, elle s’est forcé la main pour aller prendre un café en terrasse avec une amie. « Je ne suis pas restée longtemps, je n’étais pas très bien », se souvient-elle. Impossible de rester seule, pas envie d’aller en cours aujourd’hui. Pour la jeune fille passionnée de cinéma, de musique et de photos, pas question pourtant de rester cloîtrée chez elle. « J’ai pris sur moi, mais c’était important, ce sont des choses que j’aime faire : j’adore être au café. »

Mercredi 18 novembre

Un klaxon, une porte de voiture qui claque, une grille de garage qui grince, des gens qui crient, une sirène, le moindre éclat sonore est un coup de massue. Depuis les attentats, Lucie ne supporte plus la solitude et s’arrange pour se déplacer accompagnée. Aujourd’hui, pour la première fois, la jeune fille a décidé de sortir seule dans la rue, « pour essayer ». Dans le vacarme urbain, elle retrouve l’insupportable sensation de fragilité qui l’avait envahie au Bataclan. « Le moment où j’étais au sol, exposée aux balles, sans rien sur moi, c’est une sensation de vulnérabilité que je n’avais jamais ressentie de ma vie, confie-t-elle. J’ai ce même sentiment quand je marche seule dans la rue maintenant. » Inondée par l’angoisse, elle rebrousse chemin et rentre chez elle. Tant pis, elle essaiera de retourner en cours demain.

Jeudi 19 novembre

Le plafond de la petite salle confinée de la rue Saint-Guillaume vibre un peu plus que d’habitude aujourd’hui dans la classe. « D’un coup, j’entends des gens, des meubles qui bougent et j’ai l’impression que quelqu’un va rentrer dans la salle et tirer. Ce jour-là, j’ai cru entendre une sirène d’évacuation et j’ai failli m’évanouir. »

Vendredi 20 novembre

Déjà une semaine. En début de soirée, Lucie ne peut pas s’empêcher de penser minute par minute au drame qui s’est joué sept jours plus tôt dans la petite salle de concert du XIe arrondissement. « Je me suis rendu compte que les gens passaient à autre chose alors que j’étais toujours en plein dedans. C’est là que j’ai réalisé que ça se jouerait sur du long terme. »

Samedi 21 novembre

Dans la salle d’attente du psychiatre qu’on lui a conseillé, Lucie s’amuse de voir un dictionnaire trôner sur la table basse. « Mais qui apprend des mots avant d’aller chez le psychiatre ? » se dit-elle. La jeune étudiante n’a pas l’habitude « de consulter ». « Ce sont les relations, avec les autres, avec moi-même, qui sont plus difficiles à aborder maintenant», confesse-t-elle. En sortant du rendez-vous, Lucie va « un peu mieux ». « La psychiatre, je peux lui raconter mille fois ce qu’il s’est passé à l’intérieur, elle ne pourra pas l’enlever de ma tête. »

Dimanche 22 novembre

« Le problème, c’est que là ça va, mais je ne sais pas à quel moment ça va ressurgir dans ma tête. J’aimerais bien pouvoir me dire qu’en février ça sera fini, mais je n’en sais rien. »

Lundi 23 novembre

Depuis les attaques, Lucie préfère le scooter et le taxi aux transports en commun, devenus trop anxiogènes. Pour se rendre à l’université ce jour-là, elle ose un trajet en bus. « J’avais l’impression d’être une enfant de 6 ans qui va pour la première fois à l’école, raconte-t-elle. J’ai dit au revoir à mon père qui était sur le trottoir et j’ai failli fondre en larmes quand le bus est parti. » « J’ai le sentiment d’être une gamine qu’on félicite d’avoir réussi à faire du vélo, déplore-t-elle. Je ne supporte pas, mais je n’ai pas le choix. »

Mardi 24 novembre

 

« Je suis à la masse. Quand on m’explique un truc, je ne comprends rien. Je pense que mon cerveau travaille énormément à me faire oublier le choc et ça me fatigue beaucoup. »

Mercredi 25 novembre

 

Impossible de dormir. Depuis les événements, Lucie prend des somnifères à base de plantes, mais, ce soir, ils sont inefficaces, elle a l’impression « d’être de nouveau là-bas ». La cruauté des images s’estompe, mais les sensations reviennent. Encore une fois, elle vibre au son des balles, sent la poudre, entend les murmures. « Les souvenirs s’effacent de plus en plus, mais je sais qu’ils sont là, cachés quelque part. »

Jeudi 26 novembre

« Voilà, je vous rends votre veste, votre carte étudiante et votre pass Navigo.
– C’est gentil, mais, de toute manière, je ne prends plus le métro. »

Dans les locaux de la police judiciaire du Xe arrondissement de Paris, Lucie vient récupérer son manteau resté dans la fosse du Bataclan deux semaines plus tôt. « J’ai de la chance, il n’est pas taché », s’amuse-t-elle en sortant du commissariat. En fouillant dans ses poches, elle retrouve le briquet qu’elle avait acheté la veille du concert. « Bim, Bam, Boum », dans des bulles de bande dessinée, des onomatopées décorent le petit objet.

Vendredi 27 novembre

Lucie est scotchée devant la télé, elle regarde avec sa mère la cérémonie des hommages officiels. « Je me sentais concernée et en même temps je ne me disais pas que l’hommage était pour moi non plus. » Quand vient l’énumération des noms des victimes, la jeune fille ne peut pas s’empêcher de pleurer. « A un moment, je me suis dit qu’il aurait très bien pu dire mon nom là, maintenant. Je me demande si je suis vraiment une victime, parce que je n’ai pas été blessée physiquement. Quand on parle des victimes des attentats, est-ce que je suis dedans ? Je n’en sais rien et c’est dur de me placer. »

Mercredi 2 décembre

Sur la première de couverture du livre Genesis du photographe Sebastião Salgado, Lucie écrit un simple « Merci ». Elle dispose soigneusement l’ouvrage dans un petit colis qu’elle enverra au couple qui l’a accueillie près du boulevard Voltaire le soir des attentats. Quand Lucie parvient à s’échapper du Bataclan, elle court « le plus loin possible » avec trois autres rescapés du concert. Le groupe s’arrête devant un porche choisi par hasard et appelle à l’aide, en vain. « Je me suis dit qu’il fallait que je lance quelque chose sur les fenêtres pour que les gens nous entendent », se souvient-elle. Ce sera son manuel d’arabe, la langue qu’elle apprend depuis deux ans et le seul objet assez lourd de son sac. Un jeune homme crie à travers ses volets le code d’entrée de l’immeuble. Avec sa compagne, ils accueillent les survivants jusqu’à 4 heures du matin. Lucie n’a pas gardé contact, mais a jugé « important » de les remercier : « Ils ont simplement ouvert leur porte, mais ils m’ont apporté tellement de réconfort dans ce moment atroce. »

Samedi 5 décembre

Attablée dans un restaurant italien, Lucie est sortie dîner avec ses amis. Bien sûr, il y a ce camion qui a fait trembler les vitres, cette fourchette venue s’écraser bruyamment contre le carrelage ou ce petit garçon qui a crié un peu trop fort sur sa sœur. Mais ce soir, Lucie rit aux éclats.
Jeudi 10 décembre

« La psychiatre m’a dit quelque chose de très juste aujourd’hui. Avant, tout était abstrait, léger. J’ai l’impression que d’avoir été confrontée à la mort a ancré ma vie dans le réel. Elle l’a mieux formulé, mais sur le coup, ça m’a paru évident. »

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Attentats à Paris : un survivant du Bataclan témoigne

Logo-RFIPar Thomas Bourdeau
Publié le 20-11-2015
François

Une balle a traversé son corps, une amie proche y a laissé sa vie, François était au Bataclan le 13 novembre 2015. Il a survécu. Cet homme de 27 ans raconte les événements tragiques qui auraient pu lui coûter la vie dans la salle de concert. Récit de cette soirée glaciale et sombre, à lire en intégralité.

« Le chanteur faisait rire un public très motivé par le show »

« J’ai trouvé des places à la dernière minute pour les Eagles of Death Metal au Bataclan. A 20h, j’ai foncé du boulot. En chemin, une amie m’envoie un texto, elle y va aussi, on se retrouvera là-bas. Content, je rentre dans la salle. Le bar est bondé, je prendrai une bière plus tard. Je prends place tout devant à droite, mon amie me « textote », elle est à gauche, je tente de la rejoindre vers la zone qui, plus tard, se révèlera proche d’une issue de secours. Heureusement… [il soupire] Le concert commence. Au bout de deux chansons, je retrouve mon amie, mais avec les pogos, on se perd à nouveau. L’ambiance très rock’n roll était super, le chanteur faisait rire le public très motivé par ce show presque à l’américaine.

« Un abruti qui pétarade. Non, c’est un tireur »

« Quelques secondes après le début d’une nouvelle chanson, on entend des pétards comme des coups de feu. Une mise en scène, un problème de sono, un abruti qui pétarade, je ne sais pas et ne me retourne pas pendant à peu près cinq secondes. Quand le groupe s’en va, je trouve ça bizarre. Tout le monde se retourne et on voit quelqu’un tirer sur les balcons. Il est juste à côté du bar à l’entrée. Il tire maintenant sur les côtés. Je me couche et je me dis c’est un tireur, mais peut-être juste un fou comme il y a eu à Libération. J’espère que c’est ça. Juste un fou qui vient marquer le coup, et qui partira après. Allez, on se couche, on attend que ça passe. Pendant quelques minutes je me demande si je ne serais pas plus en sécurité à faire le mort… »

« Ma tête face au sol, je reçois une balle »

« Il y a eu une petite accalmie. Un court moment presque rassurant, sans coup de feu. Mais tout de suite après, je me retourne et je le vois : le tireur recharge son arme et tire dans ma direction. Ma tête face au sol, je reçois une balle. Comme un coup de fouet dans le dos, en une fraction de seconde ; je suis soufflé. Je touche mon cou, je regarde ma main, c’est du sang. C’est sérieux. Puis je me dis qu’avec tous ses chargeurs, il va buter tout le monde. Il faut foncer. A ce moment, je pensais toujours qu’il était seul. A 10 mètres de moi, je vois des gens qui commencent à sortir à gauche de la scène. La sortie est dans ma ligne de mire, je fonce, je vois des personnes déjà touchées au ventre, aux jambes, des personnes qui ne bougent plus, à l’agonie, qui crient. Du sang est déjà répandu un peu partout au sol. »

« Je me suis demandé si j’allais mourir »

« En rampant, j’avance petit à petit. Personne n’ose se mettre debout, tout le monde rampe. A mi-chemin, j’entends un coup de feu à ma gauche, juste à côté. Un autre tireur est à deux ou trois mètres de moi, c’est lui qui vient de tirer. Mon oreille siffle. Pour éviter les acouphènes, je rentre ma tête et me bouche les oreilles. Je reste baissé pendant une trentaine de secondes. Je n’entends plus de coups de feu, je me dis qu’en étant aussi proche de moi, il peut m’avoir à bout portant. Il peut me tuer. Il faut que je continue à avancer. Pour atteindre la sortie, il faut descendre à peu près cinq marches. Là, c’est le pire. C’est l’horreur. C’est l’endroit où tout le monde s’agglutine, où les gens se font étouffer. On est comme dans un entonnoir. Des gens me piétinent. J’ai quelqu’un en-dessous de moi qui pousse et au-dessus de moi un corps m’écrase. Pendant deux ou trois minutes, je suis resté bloqué sans pouvoir respirer. Je me suis demandé si j’allais mourir étouffé. »

« Mais putain, ouvrez cette porte ! »

« A ce moment, je me force à penser : chacun pour soi. La sortie : je la vois, je vois dehors, je vois la rue. Elle est à cinq mètres de moi. Il faut forcer, il faut pousser. J’avance. Des gens en tirent d’autres pour tenter de les faire sortir côté rue. Quand finalement je parviens à sortir ma tête pour m’extraire de l’amas de corps, je suis toujours condamné par des gens qui me retiennent derrière. Ils sont sur mes jambes et m’empêchent d’avancer. Je finis par me relever et sortir du tas. Je ne vois plus personne devant, peut-être que les personnes qui aidaient les autres dans la rue sont parties. Les gens sur ma gauche crient : « Mais putain, ouvrez cette porte ! » La porte devant laquelle je suis est ouverte, l’autre à gauche s’est refermée. Mais quelqu’un finit par l’ouvrir. En rampant toujours, j’arrive finalement à m’échapper. Dans la rue, je reprends ma respiration, je regarde à droite, à gauche. La majorité part vers la droite. L’autre côté donne sur l’entrée principale du Bataclan. Je me dis que ce n’est pas le moment de faire le fou et je décide de suivre les autres. Je rase les murs en courant. Je sentais que j’étais blessé mais ça allait, avec l’adrénaline, l’instinct de survie, je ne sentais pas de douleur, sauf dans mon cou. J’ai mis ma capuche dessus et j’ai continué à avancer. »

« J’ai senti le trou de la balle qui était passée par mon cou »

« Arrivé dans le passage, je vois quelqu’un qui garde une porte ouverte au pied d’un immeuble. La plupart des survivants s’y réfugiaient. Donc, je fonce comme tout le monde. Je rentre dans la cage d’escalier, monte au premier étage. Un peu en sécurité, je m’assois. J’étais sous le choc. Avec ma main, j’ai senti le trou de la balle qui était passée par mon cou. J’ai eu peur. Je me disais que je m’étais pris deux balles. Dans le sang et la panique, je commence à appeler à l’aide : je suis touché, je suis touché ! Mais les gens s’en foutaient. Ils allaient et venaient pour se réfugier et voir ce qu’il se passait dans la rue. Depuis la cage d’escalier, j’entends : « Remontez, remontez ! Ils sont entrain de tirer, de revenir ! » J’imagine que les terroristes à cet instant étaient aux fenêtres, qu’ils tiraient dans la rue. Je remonte en vitesse d’un étage pour me mettre en sécurité dans un appartement au deuxième. J’étais dans une chambre étudiante et je me suis dit à ce moment-là : ils vont rentrer dans l’immeuble, ils vont dégommer tout le monde. J’ai demandé à la personne qui habitait là : est-ce que je peux me cacher quelque part ? Je repensais au mec qui s’était caché sous un lavabo dans l’imprimerie après Charlie Hebdo. »

« Je vois des étoiles, j’ai des fourmis dans les mains »

« En allant me réfugier dans les toilettes, je tombe sur l’amie que j’avais rencontrée au concert. Elle me raconte que son amie est restée couchée au Bataclan, qu’elle ne s’est pas relevée. Elle, a réussi à s’en sortir sans blessure. On a un peu parlé. Elle était abasourdie. Figée. Elle n’avait plus son téléphone, et moi pas le numéro de son amie. Aucun moyen de la joindre à part par internet. On a pensé à Facebook et utilisé l’ordinateur de la locataire pour se connecter et lui envoyer un message.

A ce moment, mes yeux piquent, je vois des étoiles, j’ai des fourmis dans les mains. Je m’allonge sur le lit et là quelqu’un me lance : « Fais gaffe, tu mets du sang partout sur le lit ! » Je réponds oui, on m’a tiré dessus. Les gens se retournent. On me dit : « Mets-toi par terre ». Ils ont pris un chiffon et appuyé sur le trou. On a juste appuyé très fort et on a attendu. On a fermé la porte et tenté de se calmer. Quelqu’un d’autre est blessé à la jambe. On est sept ou huit, dont une femme sans nouvelle de son enfant et de son ex-mari qui étaient dans la salle avec elle. Elle paniquait. J’avais besoin de m’allonger un peu et je me suis calmé. J’étais content d’être encore en vie. »

« En attendant, on entend tout. C’est assourdissant »

« Dans l’appartement, on téléphone pour rassurer nos proches. On entend encore des coups de fusil, des grenades qui pètent. Au bout de deux heures, des policiers arrivent pour sécuriser l’immeuble. Ils frappent à la porte. Trois policiers en tenue de protection. En voyant ma blessure, ils me rassurent mais me disent qu’il faudra rapidement m’évacuer pour être soigné. Mais pour l’évacuation, je dois attendre que le quartier soit sécurisé. Quand le Raid commence, là, c’est la guerre. Des mitraillettes en permanence, et deux grosses explosions. En attendant, on entend tout. C’est assourdissant. Quand les policiers ont la permission de sortir les premiers blessés, je sors avec eux, allongé sur une civière. En civière, je suis protégé par quatre policiers. Deux à côté de moi courent avec une arme à la main. Je suis torse nu dans la rue, je suis inquiet et leur demande si la zone est bien sécurisée. J’ai relevé la tête, je voulais voir tout se qui se passait pour me rassurer : des gens du GIGN et de la BRI, qui ont des armes, sont postés un peu partout. »

« La balle a traversé votre corps, vous avez eu beaucoup de chance »

« Ils m’ont amené dans ce poste de premier soin, un restaurant où il y avait beaucoup de corps par terre. J’en ai vu une vingtaine, des blessés ou des morts. Des personnes sont venues me voir. J’étais conscient et presque serein, ils ont vu que je n’étais pas vraiment en danger. D’ailleurs ces gens-là, les infirmiers de la Croix-Rouge, et ceux qui portaient des blouses, je ne sais plus trop, ont un sacré sang-froid. C’était très procédurier, sur une échelle de 1 à 10, on m’a demandé l’intensité de mes douleurs, j’ai dit 1. Voilà, j’étais rassuré. On m’a mis mes premiers pansements : « Il n’y a aucune balle, elle a traversé votre corps en longueur, vous avez eu beaucoup de chance. » La balle est passée à un centimètre de ma colonne vertébrale. Elle est rentrée sous mon omoplate et est ressortie par ma nuque. Je me sentais tellement soulagé. Autour de moi, je ne voulais pas regarder les corps. Le moins possible d’images traumatisantes. Je voulais me protéger comme je pouvais du mal psychologique. Il y avait des cris et des gens en situation grave. Alors à ce moment-là, je me suis assis, et j’ai regardé mes pieds… »

François souhaite témoigner anonymement

François est resté assis adossé contre le mur du bureau durant l’entretien. Il tenait entre ses mains son badge d’accès à RFI et a gardé sa veste durant notre échange. Il a bu un verre d’eau puis a parlé sans discontinuer. Il a commenté à voix haute les images qui lui revenaient en tête. Plus tard dans son récit, François a évoqué les témoignages qu’il a eu le temps d’entendre dans les hôpitaux qu’il a fréquentés durant les heures qui ont suivi. Notamment celui de cette jeune femme qui, faignant d’être morte, a vécu les tirs, l’horreur, les rires des terroristes, le carnage en baignant dans le sang de ses voisins. L’enfer. François explique que, pour lui, « c’était du tac au tac. Je n’ai pas eu le temps de réfléchir. J’ai eu de la chance mais maintenant quand j’y pense, j’essaie de comprendre ce qu’il s’est passé, j’essaie de comprendre pourquoi ça s’est passé. »

« J’ai vécu ça comme un flash »

François veut rester anonyme. Mais il se confie sur la fin : « J’ai vécu ça comme un flash, je ne me laisserai pas abattre. J’ai survécu à un cancer, et au licenciement de ma boîte à l’époque. » Il sourit. « J’ai fait deux fois le festival Burning Man (« homme qui brûle ») en 2011 et en 2012. Je suis allé tout seul à ce festival mythique dans le désert californien. Sur place, j’ai rencontré des gens qui sont devenus mes amis. Beaucoup m’ont contacté après le Bataclan. C’était mon rêve de gosse la Californie, c’est pour ça que j’aime les groupes américains. J’aime l’esprit utopique du Burning Man [ cette rencontre artistique propose d’abattre toutes les barrières, aussi bien à l’intérieur de soi qu’entre les individus de la collectivité, NDLR]. D’ailleurs, après un moment passé là-bas, dans ce sas de décompression, quand on rentre en ville, on se demande pourquoi l’utopie n’est que temporaire. »
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