Survivre au syndrome du survivant


Survivre au syndrome du survivant

Il y a un mois, j’étais au Bataclan et j’ai miraculeusement survécu. Mais à quel prix ?

Dec 13, 2015

Je suis un miraculé. Je l’écris pour essayer d’en prendre conscience. Pourquoi ? Parce qu‘un mois après l’attentat du Bataclan, je n’ai toujours pas réalisé que j’avais frôlé la mort là-bas. J’ai subi les événements passivement et j’ai été sauvé par la chance plus que par mon choix de l’inaction. Contrairement à d’autres, j’ai l’impression de n’avoir rien tenté pour m’en sortir. Est-ce pour cette raison que ma survie me semble une anomalie ? J’ai traversé ces deux heures en enfer comme un spectateur aveugle. Aucune balle ne m’a frôlé, aucun regard du mal absolu ne m’a croisé. Pas une égratignure, à peine une tâche de sang sur mes fringues. Au milieu de la fosse, entouré par des cadavres. Comment expliquer ça ? Comment rationaliser l’horreur la plus arbitraire ? Je me posais déjà cette question il y a un mois, et je n’ai toujours pas la réponse.

Je me suis drogué aux infos

Pour m’aider à réaliser, je me suis drogué aux infos. J’ai tout lu, tout regardé, tout écouté, jusqu’à en avoir la nausée souvent. C’est idiot, mais je voulais essayer de comprendre pourquoi, et les réponses n’étaient jamais satisfaisantes. Que peuvent la religion ou la raison face à l’absurdité d’un concours de circonstances morbide ? Rien, et il parait qu’il faut l’accepter.
Cette survie est une chance inestimable, mais elle s’accompagne d’une malédiction qui semble insurmontable. Comment vivre avec le poids écrasant de 90 morts sur les épaules , se sentir vivant quand ta survie a été rendue possible par la mort des autres, reprendre goût à ta vie quand elle a le goût du sang des autres ? Et que dire aux centaines de blessé(e)s qui ont pris des centaines de balles à ta place ?

La culpabilité donne cette arrière-goût merdique

Depuis le 13 novembre, je suis pris entre deux injonctions contradictoires. La culpabilité donne cette arrière-goût merdique à toutes les choses qu’on aime et empêche simplement toute joie réelle et sincère. Pourtant, on aimerait profiter de la chance d’être vivant pour faire honneur aux victimes en étant heureux, mais c’est tout simplement impossible. Toute joie de vivre semble indécente.

90 noms et visages

Chaque soir, je pense en boucle à ces 90 noms et visages que j’ai l’impression de connaitre par cœur. Les vies brisées de Lola, Nick, Marie, Thomas, Aurélie, Fabrice, Suzon, Guillaume, Marion, Pierre-Antoine, Ariane, Quentin, Caroline, Renaud, Fanny, Cédric, Elsa, Eric, Maud, Hugo, Précilia… J’aimerais tellement qu’ils aient eu la même chance que moi. Et j’aimerais surtout que les médias arrêtent avec leur “Génération Bataclan” à la con. Oser réduire à un concept marketing des victimes toutes différentes et abattues au jugé est abject pour leur mémoire et leur singularité. Ce 90 n’est pas un nombre abstrait, il représente 90 drames individuels concrets. Et quand je dis 90, c’est en fait 130…

Ce sentiment d’insécurité

En attendant, chaque fois que je vois une voiture noire, je flippe. A chaque bruit soudain, j’entends un bruit de pétard. Je prends le métro par nécessité, j’y dévisage tout le monde. Parce que tout le monde devient un terroriste potentiel. J’ai pris le TGV, et j’aurais aimé rester caché dans les toilettes pendant tout le trajet, mais j’avais peur de passer pour le terroriste. Même la viande rouge me dégoûte. Au restaurant, j’évite la terrasse. Partout où je vais, je guette toutes les issues de secours. Je pensais que la voiture me rassurerait, mais de nuit, elle me rend claustrophobe. Quand je croise des militaires armés, je ne suis pas rassuré mais angoissé. Ce sentiment d’insécurité, il est constamment présent dans la rue ou les lieux publics. C’est le règne de la terreur et de la peur.

La musique est devenue insipide ou insupportable

Quant à la musique, celle que j’aimais est devenue insipide au mieux, insupportable au pire. J’ai bien essayé d’écrire un article sur Eagles of Death Metal pour revenir à la musique, mais j’étais incapable d’écouter un de leurs morceaux sans repenser à l’odeur du sang et de la poudre. J’étais pétrifié quand j’ai vu le groupe sur la scène de Bercy trois semaines après. On m’offrirait un concert privé avec eux dans le bunker présidentiel que je refuserais quand même. Quelle tristesse pour eux qui étaient l’un de mes groupes préférés et les plus vus en concerts. La moindre note de leurs morceaux ou la voix de Jesse Hughes me replonge invariablement en plein Kiss the Devil. J’ai envisagé de vendre tous mes disques, j’ai fini par en racheter mais certains seront difficiles à réécouter.

Mais il me reste les films non ?

J’ai regardé Retour vers le Futur quelques jours après, sans savoir qu’il y avait dedans des terroristes libyens qui tirent avec des kalachnikovs. On oublie le prochain Tarantino, je pense que je vais me contenter des dessins animés du matin chez moi. Même chose pour les jeux vidéo, mais promis c’est par leur faute. Et puis il y a Paris, la ville où j’habite et où tout s’est déroulé, et qui deviendrait presque un repoussoir.

On se demande parfois si on est vraiment en vie

En société, on fait comme si de rien n’était. Mais souvent, on n’est pas vraiment là. On se demande parfois si on est vraiment en vie et pas simplement spectateur des événements, mort de l’intérieur. Et on dit constamment que ça va, qu’il y a pire, des gens morts, blessés ou bien plus traumatisés. Quand j’ai lu le certificat médical de ma psychiatre avec la liste de mes symptômes, je l’ai trouvé exagéré. Et puis il y a le regard apitoyé des gens qu’on pense ne pas mériter et qu’on a du mal à supporter. Mais c’est peut-être plus supportable que l’indifférence ?
Depuis le 13 novembre, je suis repassé involontairement deux fois devant le Bataclan sans m’arrêter. Ça m’a soulevé le cœur à chaque fois. Peut-être faut-il y retourner pour réaliser enfin un bon coup ? Pour arrêter d’être toujours au bord des larmes sans jamais arriver à pleurer. Ce vendredi 13-Novembre, une partie de moi-même est morte là-bas, j’ai peur de ne jamais la retrouver.

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Journal de bord après les attentats du Bataclan

Logo-LibérationJournal de bord après les attentats du Bataclan
Par Chloé Rochereuil
11 décembre 2015 à 18:36

« Je ne sais pas à quel moment ça va ressurgir »

Jeune rescapée du Bataclan, Lucie vit, depuis, au jour le jour, entre ses cours et les souvenirs de la tuerie dont elle est sortie physiquement indemne. Journal de bord.

«Hier soir, j’ai rêvé qu’un homme me tirait dessus. J’étais à terre et j’essayais de me forcer à dormir, pour pouvoir mourir plus vite.» Le son des balles du cauchemar de Lucie n’est pas une illusion mais un souvenir, celui du vendredi 13 novembre 2015. Dans la fosse du Bataclan ce soir-là, la jeune fille (21 ans) se retrouve rapidement face contre terre, sous «les murmures des gens écrasés». A chaque « Pam », elle est persuadée que la prochaine balle sera pour elle. Pendant quinze minutes, elle fait corps avec le sol qui vibre à chaque rafale. Puis un mouvement, la vision du carnage, et l’issue de secours.

Quand, quatre semaines plus tard, on lui demande comment elle se sent, elle répond «ça va». «Les choses se sont mises sur pause, confie-t-elle. Je prends le temps de vivre, de regarder, et je me pose les bonnes questions : qu’est-ce que je fais maintenant ? De quoi j’ai envie ?» Depuis un mois, Lucie est comme spectatrice de sa propre vie. Pendant quatre semaines, Libération l’a aidée à tenir son journal de bord.

Samedi 14 novembre

A 5 heures du matin, elle retrouve son appartement du IXe arrondissement où elle vit avec sa mère. Lucie s’allonge sur son lit. Elle sait que son petit ami, qui était avec elle au Bataclan, est bien sain et sauf. Les yeux rivés sur le plafond elle ressasse les images et les sons de ce quart d’heure d’horreur. « Je n’ai pas versé de larme, je n’avais pas de haine contre les terroristes, se rappelle-t-elle. Je me disais plutôt : mais c’est impossible, c’est incroyable. Je ne comprenais pas comment j’avais réussi à sortir de cette salle. »
Au petit matin, tout va très vite. Lucie retrouve son petit ami et enchaîne les déclarations à la police et aux psychiatres. Il faut répondre aux appels des proches inquiets et raconter encore et toujours «l’histoire». «J’avais envie d’en parler, d’extérioriser, pour ne pas rester toute seule là-dedans et que les gens sachent», se souvient-elle.

Dimanche 15 novembre

Pop. Karen, sa mère, vient d’ouvrir une bouteille de champagne, pour « fêter que Lucie soit en vie ». Des amis sont venus lui rendre visite. On rigole, on boit et on ironise sur la tuerie. Mais quand vient la nuit, les images sont là. Lucie risque un coup d’œil à travers la porte de la salle de bains, où sa mère a mis le pull taché de sang de la veille à tremper. « J’étais à la fois dégoûtée et attirée, se remémore-t-elle. Je me disais que ce n’était peut-être qu’un mauvais rêve, que j’avais peut-être tout inventé. »

Lundi 16 novembre

L’étudiante en master de droit à Sciences-Po Paris se force à retourner en cours pour « récupérer un rythme de vie normal le plus vite possible ». Sous le regard de son père, qui l’a déposée en scooter devant l’université, Lucie doit montrer plusieurs justificatifs avant de passer la sécurité et d’accéder au bâtiment. Sa carte étudiante est restée au Bataclan. En classe, l’ambiance devient rapidement « invivable ». « C’était absurde d’être là, se rappelle-t-elle, je ne savais pas quoi faire de moi-même. Les gens parlaient d’autre chose, et moi je ne pouvais penser qu’à ce qu’il s’était passé. » L’établissement a prévu une minute de silence pour rendre hommage aux victimes des attentats, mais Lucie préfère rester avec ses amis, loin de la foule.

Mardi 17 novembre

« Un expresso, s’il vous plaît. » D’habitude, Lucie préfère les allongés mais ce jour-là, il faut faire vite. Après de longues hésitations, elle s’est forcé la main pour aller prendre un café en terrasse avec une amie. « Je ne suis pas restée longtemps, je n’étais pas très bien », se souvient-elle. Impossible de rester seule, pas envie d’aller en cours aujourd’hui. Pour la jeune fille passionnée de cinéma, de musique et de photos, pas question pourtant de rester cloîtrée chez elle. « J’ai pris sur moi, mais c’était important, ce sont des choses que j’aime faire : j’adore être au café. »

Mercredi 18 novembre

Un klaxon, une porte de voiture qui claque, une grille de garage qui grince, des gens qui crient, une sirène, le moindre éclat sonore est un coup de massue. Depuis les attentats, Lucie ne supporte plus la solitude et s’arrange pour se déplacer accompagnée. Aujourd’hui, pour la première fois, la jeune fille a décidé de sortir seule dans la rue, « pour essayer ». Dans le vacarme urbain, elle retrouve l’insupportable sensation de fragilité qui l’avait envahie au Bataclan. « Le moment où j’étais au sol, exposée aux balles, sans rien sur moi, c’est une sensation de vulnérabilité que je n’avais jamais ressentie de ma vie, confie-t-elle. J’ai ce même sentiment quand je marche seule dans la rue maintenant. » Inondée par l’angoisse, elle rebrousse chemin et rentre chez elle. Tant pis, elle essaiera de retourner en cours demain.

Jeudi 19 novembre

Le plafond de la petite salle confinée de la rue Saint-Guillaume vibre un peu plus que d’habitude aujourd’hui dans la classe. « D’un coup, j’entends des gens, des meubles qui bougent et j’ai l’impression que quelqu’un va rentrer dans la salle et tirer. Ce jour-là, j’ai cru entendre une sirène d’évacuation et j’ai failli m’évanouir. »

Vendredi 20 novembre

Déjà une semaine. En début de soirée, Lucie ne peut pas s’empêcher de penser minute par minute au drame qui s’est joué sept jours plus tôt dans la petite salle de concert du XIe arrondissement. « Je me suis rendu compte que les gens passaient à autre chose alors que j’étais toujours en plein dedans. C’est là que j’ai réalisé que ça se jouerait sur du long terme. »

Samedi 21 novembre

Dans la salle d’attente du psychiatre qu’on lui a conseillé, Lucie s’amuse de voir un dictionnaire trôner sur la table basse. « Mais qui apprend des mots avant d’aller chez le psychiatre ? » se dit-elle. La jeune étudiante n’a pas l’habitude « de consulter ». « Ce sont les relations, avec les autres, avec moi-même, qui sont plus difficiles à aborder maintenant», confesse-t-elle. En sortant du rendez-vous, Lucie va « un peu mieux ». « La psychiatre, je peux lui raconter mille fois ce qu’il s’est passé à l’intérieur, elle ne pourra pas l’enlever de ma tête. »

Dimanche 22 novembre

« Le problème, c’est que là ça va, mais je ne sais pas à quel moment ça va ressurgir dans ma tête. J’aimerais bien pouvoir me dire qu’en février ça sera fini, mais je n’en sais rien. »

Lundi 23 novembre

Depuis les attaques, Lucie préfère le scooter et le taxi aux transports en commun, devenus trop anxiogènes. Pour se rendre à l’université ce jour-là, elle ose un trajet en bus. « J’avais l’impression d’être une enfant de 6 ans qui va pour la première fois à l’école, raconte-t-elle. J’ai dit au revoir à mon père qui était sur le trottoir et j’ai failli fondre en larmes quand le bus est parti. » « J’ai le sentiment d’être une gamine qu’on félicite d’avoir réussi à faire du vélo, déplore-t-elle. Je ne supporte pas, mais je n’ai pas le choix. »

Mardi 24 novembre

 

« Je suis à la masse. Quand on m’explique un truc, je ne comprends rien. Je pense que mon cerveau travaille énormément à me faire oublier le choc et ça me fatigue beaucoup. »

Mercredi 25 novembre

 

Impossible de dormir. Depuis les événements, Lucie prend des somnifères à base de plantes, mais, ce soir, ils sont inefficaces, elle a l’impression « d’être de nouveau là-bas ». La cruauté des images s’estompe, mais les sensations reviennent. Encore une fois, elle vibre au son des balles, sent la poudre, entend les murmures. « Les souvenirs s’effacent de plus en plus, mais je sais qu’ils sont là, cachés quelque part. »

Jeudi 26 novembre

« Voilà, je vous rends votre veste, votre carte étudiante et votre pass Navigo.
– C’est gentil, mais, de toute manière, je ne prends plus le métro. »

Dans les locaux de la police judiciaire du Xe arrondissement de Paris, Lucie vient récupérer son manteau resté dans la fosse du Bataclan deux semaines plus tôt. « J’ai de la chance, il n’est pas taché », s’amuse-t-elle en sortant du commissariat. En fouillant dans ses poches, elle retrouve le briquet qu’elle avait acheté la veille du concert. « Bim, Bam, Boum », dans des bulles de bande dessinée, des onomatopées décorent le petit objet.

Vendredi 27 novembre

Lucie est scotchée devant la télé, elle regarde avec sa mère la cérémonie des hommages officiels. « Je me sentais concernée et en même temps je ne me disais pas que l’hommage était pour moi non plus. » Quand vient l’énumération des noms des victimes, la jeune fille ne peut pas s’empêcher de pleurer. « A un moment, je me suis dit qu’il aurait très bien pu dire mon nom là, maintenant. Je me demande si je suis vraiment une victime, parce que je n’ai pas été blessée physiquement. Quand on parle des victimes des attentats, est-ce que je suis dedans ? Je n’en sais rien et c’est dur de me placer. »

Mercredi 2 décembre

Sur la première de couverture du livre Genesis du photographe Sebastião Salgado, Lucie écrit un simple « Merci ». Elle dispose soigneusement l’ouvrage dans un petit colis qu’elle enverra au couple qui l’a accueillie près du boulevard Voltaire le soir des attentats. Quand Lucie parvient à s’échapper du Bataclan, elle court « le plus loin possible » avec trois autres rescapés du concert. Le groupe s’arrête devant un porche choisi par hasard et appelle à l’aide, en vain. « Je me suis dit qu’il fallait que je lance quelque chose sur les fenêtres pour que les gens nous entendent », se souvient-elle. Ce sera son manuel d’arabe, la langue qu’elle apprend depuis deux ans et le seul objet assez lourd de son sac. Un jeune homme crie à travers ses volets le code d’entrée de l’immeuble. Avec sa compagne, ils accueillent les survivants jusqu’à 4 heures du matin. Lucie n’a pas gardé contact, mais a jugé « important » de les remercier : « Ils ont simplement ouvert leur porte, mais ils m’ont apporté tellement de réconfort dans ce moment atroce. »

Samedi 5 décembre

Attablée dans un restaurant italien, Lucie est sortie dîner avec ses amis. Bien sûr, il y a ce camion qui a fait trembler les vitres, cette fourchette venue s’écraser bruyamment contre le carrelage ou ce petit garçon qui a crié un peu trop fort sur sa sœur. Mais ce soir, Lucie rit aux éclats.
Jeudi 10 décembre

« La psychiatre m’a dit quelque chose de très juste aujourd’hui. Avant, tout était abstrait, léger. J’ai l’impression que d’avoir été confrontée à la mort a ancré ma vie dans le réel. Elle l’a mieux formulé, mais sur le coup, ça m’a paru évident. »

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