Reprendre le boulot après le 13-Novembre, une nouvelle épreuve pour les victimes des attentats


GRAND FORMAT. Reprendre le boulot après le 13-Novembre, une nouvelle épreuve pour les victimes des attentats
Pour les rescapés dont les blessures n’étaient pas trop graves, reprendre une activité professionnelle après l’attentat a été salvateur. Au moins dans un premier temps. (BATISTE POULIN / VINCENT WINTER / FRANCEINFO)
Texte : Mathilde Goupil
Illustrations : Batiste Poulin et Vincent Winter
e 13 novembre 2015, Françoise, 46 ans, assiste au concert des Eagles of Death Metal au Bataclan. Ce soir-là, plusieurs commandos terroristes assassinent 130 personnes et en blessent des centaines d’autres, à Paris et à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis). Les os en miettes après avoir été « complètement piétinée » dans la salle de concert, Françoise doit se résoudre à liquider l’entreprise de conseil qu’elle vient de monter. Depuis, elle n’a toujours pas retrouvé d’emploi pérenne.
Le cas de Françoise n’est pas isolé. « Aller bosser pour gagner sa croûte quand on a baigné dans l’horreur, ce n’est pas prioritaire », résume Margaux*, ancienne juriste de 32 ans, qui assistait elle aussi au concert. Mais une fois « l’urgence du soin » passée, « le retour à la vie professionnelle est le gros sujet », estime Nadine Ribet-Reinhart, mère d’une victime et membre de l’association 13Onze15. Preuve de son importance pour les rescapés, l’association Life for Paris consacre d’ailleurs un colloque à cette thématique, début 2019 à Paris.

« Retrouver une place dans la société »

« Remettre le pied à l’étrier, c’est le meilleur moyen de reprendre le cours de ma vie normale – même si je n’oublierai jamais ce qui m’est arrivé », explique Françoise, qui enchaîne désormais les contrats courts après deux ans de convalescence. « Si on veut que les rescapés acquièrent une forme de résilience, il faut aussi qu’ils retrouvent une place dans la société, qu’ils ne soient pas uniquement des individus avec des séquelles », analyse Nadine Ribet-Reinhart, de 13Onze15. Contactés par franceinfo, trois psychiatres qui suivent des survivants du 13-Novembre estiment qu’une moitié de leurs patients ont repris l’emploi qu’ils occupaient avant les attaques. Difficile de mesurer le phénomène : la délégation interministérielle à l’aide aux victimes (Diav) et le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d’autres infractions (FGTI) ne disposent pas de chiffres officiels.

Pour ces patients, la reprise de leur activité fut « salvatrice », au moins dans un premier temps. Fanny, 37 ans aujourd’hui, est retournée travailler au ministère de l’Écologie trois jours après être sortie indemne de la salle de concert. « Quand cette catastrophe m’est tombée dessus, j’ai essayé d’y survivre par l’activité. C’était une bouée de secours. » « Pour moi, c’était une façon de dire : ‘Je suis là, j’existe, je suis toujours vivant’ », confirme Yann Lafolie, 40 ans, qui a repris sa casquette de responsable commercial deux semaines après avoir survécu au Bataclan.
Richard, expert-comptable dont la jambe gauche a été traversée par une balle dans la salle de concert, a lui aussi fait « des pieds et des mains » pour revenir dès la fin de son arrêt-maladie, fin février 2016. « Reprendre mon boulot après le 13-Novembre, c’était retrouver la sécurité, ma vie d’avant. J’ai essayé de me dire que les attentats n’étaient qu’une parenthèse », raconte-t-il. Mais tous n’ont pas eu ce choix. Parfois grièvement blessés, certains rescapés ont dû renoncer à leur travail. Le 13-Novembre, une balle traverse la main de Marie*, ostéopathe de 57 ans, alors qu’elle est attablée au bar La Belle Équipe.

Allongée sur le trottoir de La Belle Équipe, j’ai réalisé que mon bras était fichu. Une main d’ostéopathe, c’est comme celle d’un pianiste : c’est central. J’ai tout de suite su que je ne pourrais plus travailler.

Marie, ex-ostéopathe rescapée de La Belle Équipe

Marie n’a plus jamais travaillé. « J’ai dû faire le deuil d’une profession que j’aimais et dans laquelle j’avais encore des perspectives. Je n’ai même pas pu dire au revoir à mes patients », se désole celle qui remplit désormais son quotidien de jardinage, de peinture et de lecture. Mais « gagner sa vie et s’occuper, ça n’est pas la même chose ». Pour Thierry Baubet, psychiatre qui pilotait la cellule d’urgence médico-psychologique (CUMP) de Seine-Saint-Denis lors des attentats, ce renoncement n’est pas à sous-estimer. « Le travail contribue à donner un statut dans la famille et la société. Ne pas réussir à travailler, c’est se sentir très diminué, inutile, encore plus seul et isolé socialement. »

« Pétages de plombs » et « crises de larmes »

il aide à retrouver un semblant de normalité, dans la pratique, le retour à l’emploi est loin d’être une évidence. Arrêt-maladie qui s’éternise, difficultés à justifier un « trou » dans le CV, impossibilité pour certains de prendre les transports en commun… Décrocher un job peut s’avérer particulièrement difficile pour les rescapés. D’autant que la vie professionnelle est peu adaptée à leur état physique et psychique. « Beaucoup de manifestations du stress post-traumatique compliquent la possibilité du travail », explique le psychiatre Thierry Baubet, qui détaille : « flash-back, état d’alerte permanent, difficulté à se concentrer, à apprendre, à retenir des consignes, troubles importants du sommeil qui entraînent un état de fatigue permanent… » Des difficultés accrues pour ceux dont le métier est lié aux attaques.
Jean-Pierre Vouche, psychologue de crise, a suivi des serveurs dans certains bars mitraillés par les terroristes. « Quand ils ont repris leur travail, ils ne pouvaient plus servir, ils étaient replongés dans le souvenir de la scène, comme en ‘arrêt sur images’. » Catherine Bertrand, rescapée du Bataclan, a d’ailleurs consacré une BD au sujet au difficile retour à la « vie normale ». Dans ses Chroniques d’une survivante (éd. La Martinière, 2018), elle représente son stress post-traumatique comme un énorme boulet qui l’empêche de se concentrer au travail ou d’interagir avec ses collègues. Une « blessure interne » souvent mal comprise par l’entourage professionnel, car elle n’est pas visible, note Fanny, fonctionnaire. « On n’ose pas se mettre en avant et se plaindre, alors qu’on est vivant. »

« Les attentats nous ont changés, mais le monde professionnel ne se modifie pas en fonction de vous : c’est l’inverse. C’est à vous de vous adapter, résume Richard. Même si les clients ou les collègues font preuve de beaucoup de bienveillance et d’empathie, on a des obligations de résultat. » Difficile pour les rescapés de quitter le bureau en pleine journée pour un rendez-vous avec le psy ou une séance d’EMDR – une thérapie qui soignerait les traumatismes. Et ceux n’ayant pas été directement affecté par les attaques ont la mémoire courte.

« Pour les gens autour de nous, le 13-Novembre est une page tournée. Mais ça n’est pas comme ça que ça fonctionne. Pour nous, il n’y a pas de date de péremption. »

Richard, expert-comptable rescapé du Bataclan

Il arrive donc que le retour à la vie professionnelle échoue. Après deux ans et demi de va-et-vient entre arrêt-maladie et mi-temps thérapeutique, la médecine du travail a reconnu à Édith Seurat une incapacité partielle de travailler en juillet 2018. « J’ai eu des pétages de plombs, des crises de larmes, des moments de colère pour des problématiques extrêmement simples à gérer, mais qui, d’un coup, prenaient une ampleur considérable », se rappelle la responsable marketing, en cours de licenciement.
Un événement récent la convainc définitivement de lâcher prise : le 12 mai 2018, à deux pas de son lieu de travail à Paris, un homme muni d’un couteau tue un passant au hasard. « Je ne suis pas retournée à un concert [depuis novembre 2015], je n’ai pas remis les pieds dans une salle de cinéma et maintenant, je ne peux même plus aller bosser parce qu’il y a un crétin qui a décidé de poignarder quelqu’un ? », s’emporte la quadra. En octobre, Édith Seurat s’est installée en Bretagne avec son mari et sa fille. « Je me sens soulagée de ne plus avoir à donner le change. Quand on a des responsabilités dans une boîte, on ne peut pas se permettre de craquer. » Soulagée, mais aussi « diminuée ». « Une partie de moi me dit : ‘Tu n’as pas pris le dessus, tu as abandonné’. »

« La force » de se reconvertir

L’ancienne cadre réfléchit désormais à sa nouvelle vie. « Si je peux, à mon humble niveau, essayer d’apporter une petite pierre à l’édifice, ça serait plutôt pas mal », esquisse-t-elle, évoquant des réflexions autour du « social », des « ONG » ou du « milieu médical ». Dans une vie post-attentat marquée par « de nouvelles priorités », Édith Seurat est loin d’être la seule à évoquer une « perte de sens ». Sophie, enseignante-chercheuse qui fêtait son 40e anniversaire au Bataclan le soir du 13 novembre 2015 raconte :

Quand j’ai recommencé à enseigner, je me suis rendue compte que j’y allais avec beaucoup moins de cœur à l’ouvrage. Il y a des choses qui ne vous paraissent plus importantes, comme une réunion de trois heures pour discuter de la couleur des PowerPoints.

Sophie, ancienne enseignante-chercheuse

« La confrontation à des événements tels que le 13-Novembre a des effets existentiels, confirme le psychiatre Thierry Baubet. La vie que les gens menaient avant n’a plus assez de sens, tout est questionné. » Les professionnels de santé contactés par franceinfo estiment ainsi qu’entre « 10 et 15% » de leurs patients ont choisi de se reconvertir. Là encore, le Fonds de garantie et la délégation interministérielle d’aide aux victimes ne disposent pas de données chiffrées.

Parmi les professions prisées, l’association Life for Paris cite « les métiers manuels, quelque chose de plus concret, de plus gratifiant ». Sophie a par exemple quitté en avril l’école de commerce où elle enseignait pour débuter une double formation en shiatsu et sophrologie, qui comptaient jusque-là parmi ses hobbies. Revenu en entreprise deux semaines après « le Bataclan », Yann Lafolie a ressenti « un gros coup de mou » au printemps 2016 et décidé, grâce à un bilan de compétences, de se reconvertir dans la formation. Margaux, ex-juriste de 32 ans, se réjouit désormais d’apprendre à « faire du beau » en restaurant des meubles anciens. « Même le choix de changer de travail n’est pas un choix libre : on s’adapte à ce qu’on a vécu », analyse-t-elle pour expliquer l’attrait des rescapés pour « le concret et l’art ». Pour tous, le 13-Novembre a été un « déclencheur ». Mais l’envie de changer de voie existait parfois avant l’attentat.

Après le Bataclan, je me suis dit que je pouvais prendre le risque de me reconvertir. Qu’est-ce que ça peut me coûter ? Pas la vie…

Yann Lafolie, rescapé du Bataclan en cours de reconversion

« Avant le Bataclan, je me disais : ‘Tout sauf être indépendante’, se remémore aussi Sophie, qui travaillera à son compte à la fin de sa formation, dans deux ans. Ça me semblait insurmontable et trop risqué pour tout un tas de questionnements liés à la sécurité de l’emploi. » Grâce à la thérapie entreprise après le 13-Novembre, celle qui a été blessée à l’épaule dans la salle de concert découvre qu’elle n’a « plus peur » : « Le Bataclan m’a donné la force de m’engager dans quelque chose que je n’aurais pas osé faire. »

« Des demandeurs d’emploi comme les autres »

Mais pour redéfinir ses projets professionnels post-attentat, mieux vaut s’armer de courage : entre démarches administratives interminables et difficultés de conciliation avec leurs soins, les survivants doivent aussi faire avec un « manque d’information criant » sur les dispositifs existants, déplorent les associations. Il a fallu attendre 2017 pour que le gouvernement se saisisse de la question du retour à l’emploi, en nommant une déléguée interministérielle à l’aide aux victimes.

Quand Caroline*, ancienne cheffe de projet marketing dans « une grosse entreprise » et grièvement blessée au Bataclan, s’est rendue chez Pôle emploi pour évoquer sa reconversion, elle n’a trouvé aucun conseil auprès de son référent. Ce dernier n’était pas formé à la prise en charge des victimes de terrorisme. En décembre 2017, une convention a pourtant été signée entre la délégation ministérielle et l’organisme promettant la formation des conseillers Pôle emploi à ce sujet. Cette formation n’a démarré que cet été, a annoncé l’institution dans un communiqué. Contacté à de multiples reprises par franceinfo, Pôle emploi n’a pas donné suite à nos sollicitations.

« Il faut vraiment avoir l’énergie d’aller à la pêche aux informations, de solliciter les différents interlocuteurs, déplore la jeune femme qui a subi 23 opérations depuis 2015. Quand on est en post-opératoire, ça n’est pas forcément super simple. » Comme elle, de nombreux rescapés n’ont dû compter que sur leurs propres ressources, y compris financières, pour se réinsérer. Fatiguée des longues démarches administratives, Margaux, ancienne juriste, désormais au RSA, s’est tournée vers sa mère et sa grand-mère pour financer des stages en restauration de meubles anciens. « Finalement, les victimes de terrorisme sont des demandeurs d’emploi comme les autres », ironise la jeune femme.

Pour tenter d’améliorer les choses, quatre tables rondes entre gouvernement, associations et acteurs de l’emploi ont été organisées, ces derniers mois, par la déléguée interministérielle à l’aide aux victimes, Élisabeth Pelsez. Cet été, le site Guide victimes a été entièrement réécrit pour intégrer les mesures d’accompagnement de retour à l’emploi proposées aux rescapés. Une victoire pour Nadine Ribet-Reinhart, de 13Onze15, qui estime néanmoins « qu’il y a encore des trous dans la raquette ». Interrogée par franceinfo, la délégation interministérielle d’aide aux victimes confirme prudemment qu’ »il y a toujours des marges de progression dans le retour à l’emploi et à la ‘vie normale' ».

Parmi les rescapés interrogés par franceinfo, la main tendue du gouvernement a parfois fonctionné. Sophie, l’ex-enseignante-chercheuse, va utiliser l’avance de l’indemnité versée par le Fonds de garantie pour payer ses formations de shiatsu et de sophrologie dans « deux centres privés ». Lucile, employée dans une galerie d’art à deux pas d’un des lieux visés, a bénéficié d’une formation de photographe financée par Pôle emploi. « Le 13-Novembre est une page qui n’est pas encore tournée, reconnaît la jeune femme. Mais les événements m’ont forcée à reprendre ma vie en main : désormais, je travaille pour faire la chose que j’aime le plus au monde. »

* Le prénom a été modifié à la demande de la personne qui a témoigné.

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Attentats du 13-Novembre : « Il y a toujours un décalage » avec la société, témoignent des rescapés

Attentats du 13-Novembre : « Il y a toujours un décalage » avec la société, témoignent des rescapés

13/11/18
TEMOIGNAGES Trois ans après les attentats, les rescapés des attaques de Paris et Saint-Denis témoignent de l’évolution du regard porté par la société sur les événements et leur statut…

• Milieu professionnel, réseaux sociaux, cercle familial ou amical, les rescapés des attentats du 13 novembre 2015 décrivent l’évolution de leurs rapports aux autres.
• En proie au stress post-traumatique, tous décrivent le « décalage » grandissant ressenti par rapport à une société qui avance vite, et parfois sans eux.

« Le temps qui passe a créé une distance. On regarde dans la même direction que la société, mais il y a toujours un petit décalage. Une perception différente des choses. D’une certaine façon, je le sais, je serai toujours sur cette terrasse ». Vincent a 34 ans et comme Camille, Eric*, Christophe, Jeanne* ou Catherine, il est victime et rescapé des attentats du 13-Novembre 2015.
Au travail, avec leurs proches ou des inconnus sur Internet, tous racontent l’évolution, trois ans après, de leurs rapports aux autres. L’empathie qui s’est exprimée au lendemain des attaques, dans toutes les couches de la société, s’est-elle évaporée ? En partie, analysent les survivants confrontés à un « décalage » permanent parfois difficile à appréhender.

« Ils ne comprenaient pas, ça n’était pas un sujet pour eux »

Jeanne a 40 ans. Présente à la terrasse du Carillon, cette Parisienne a choisi de quitter la capitale pour s’installer dans le sud de la France. « Après l’attentat, je suis restée en arrêt maladie pendant un an. Courant 2017, j’ai signé un CDD de quelques mois. J’étais chargée de gérer des dossiers d’assurés. Les trois premiers mois se sont très bien passés puis on m’a confié des dossiers liés à des décès. Je me suis dit « c’est une blague », mais mon manager m’a expliqué que « ça pouvait être thérapeutique » et qu’il fallait parfois « soigner le mal par le mal ». J’ai fini par accepter. Très vite, j’ai été confrontée à des dossiers difficiles liés à des victimes d’accidents brutaux, à des morts violentes ».
Son moral se dégrade mais soutenue par sa psychothérapeute, elle décide de quitter son poste. « J’ai dit à mes supérieurs que je ne voulais plus le faire, que c’était trop lourd par rapport à mon traumatisme. Je suis retournée sur les dossiers classiques, puis je suis partie définitivement ».

Camille, 29 ans, victime de l’attentat au Bataclan, a elle aussi été confrontée à l’âpreté du milieu professionnel : « Je devais absolument prendre le métro pour me rendre au travail. J’ai expliqué à ma hiérarchie que c’était un blocage pour moi, qu’on pouvait trouver un compromis mais ils ne comprenaient pas, ça n’était pas un sujet selon eux. J’ai préféré quitter cette société ».
« Le monde du travail a des contraintes qui ne s’accommodent pas des problèmes psychologiques des salariés. Et ça vaut pour tous les traumatismes. Si tu es moins productif, pour n’importe quelle raison, on préférera te remplacer. Et si tu ne montres rien, les gens qui t’entourent ont tendance à penser que tout va bien. A mes yeux, c’est le milieu où l’empathie s’est estompée le plus vite après les attentats », estime Eric, 29 ans, rescapé du Bataclan.

Insultes et menaces sur les réseaux sociaux

De l’avis de tous, la polémique lancée à l’été 2018 sur le concert du rappeur Médine a cristallisé la violence qui s’exprime peu à peu à l’égard des victimes du 13-Novembre.
Christophe, 42 ans, victime au Bataclan, a été l’un des premiers à prendre position sur le sujet sur Twitter. « J’ai eu le malheur d’écrire que j’étais en faveur de ce concert. Un de mes contacts est allé jusqu’à me traiter de « Dhimmi » sur Facebook, un terme très utilisé par l’extrême droite pour parler de quelqu’un soumis à l’islam. J’ai le sentiment qu’il y a de plus en plus de réactions hostiles à l’égard des victimes d’attentat qui émettent une opinion qui ne correspond pas à celle attendue par une frange militante d’internautes. On m’a dit que je souffrais du syndrome de Stockholm, que j’étais islamo-gauchiste, des insultes qu’on ne se permettait pas de me lancer avant ».
Pour Vincent, 34 ans, présent lors de l’attentat au Comptoir Voltaire, ce durcissement est « très politique ».

« Certains militants et internautes d’extrême droite considèrent que puisqu’on est victime de ces attentats, on doit forcément détester les migrants, les Arabes, les musulmans, et si on ne les déteste pas, alors on n’est pas des vraies victimes. C’est insupportable ».

Cette violence nouvelle a également touché Catherine, victime de l’attentat au Bataclan. Très active sur le réseau social Twitter, la jeune femme a publié le 4 octobre dernier « Chroniques d’une survivante », un carnet dessiné pédagogique sur l’état de stress post-traumatique.

« Un jour, un mec a commenté un de mes dessins en disant qu’il le mettait mal à l’aise. Il était agressif et il a fini par m’écrire un message en privé qui disait ‘Si tu survis, crève !’. Même si j’ai été préparée à ça, c’est jamais agréable, il faut prendre ses distances et malheureusement c’est pas le premier et ce sera pas le dernier. Je lui ai pas répondu, c’était trop violent et d’autres s’en sont chargés pour moi ».

Le stress post-traumatique, l’irrationnel

Pour ceux qui vivent quotidiennement avec les séquelles de l’attentat et du stress post-traumatique, difficile de faire entendre ces symptômes, souvent méconnus du grand public. « Trois ans après, continuer d’adapter son quotidien en fonction de ses séquelles, ça paraît fou pour les autres, soupire Camille, Parisienne de 29 ans. Je sais que c’est pas volontaire, mais quand on me demande « Ah, tu prends toujours pas le métro ? » ou « t’as encore peur des feux d’artifice ? », je le vis comme une agression. Je fais pas exprès d’avoir peur, c’est comme ça ».
Une incompréhension qui touche aussi à l’intime : « Quand je dis aux gens qu’avec ce qu’il s’est passé, je n’ai pas forcément envie d’avoir des enfants (…) ils ne comprennent pas. Dire que l’attentat entre dans mon questionnement de désir d’enfant, juste dire ça, ça crée une incompréhension totale. Les gens trouvent ça bizarre (…) Ils essaient de rationaliser quelque chose qui ne l’est pas en me rassurant (…) Mais se retrouver dans la fosse du Bataclan à se faire tirer dessus, par nature, c’est totalement irrationnel ! », ajoute Eric.
« Certains de mes proches ne comprennent pas pourquoi, quand on est au café je ne veux pas m’asseoir à tel ou tel endroit. On m’a déjà balancé un « Oh ça va, c’était y’a trois ans ! ». C’est rare, et ça vient souvent pas des plus finauds, mais j’ai déjà eu droit à ce genre de réflexions », témoigne Jeanne.
Vincent, rescapé du Comptoir Voltaire, note lui une évolution dans la perception de son statut de victime : « Il y a deux ans, quand je rencontrais quelqu’un et que je racontais mon histoire, j’avais simplement à dire « J’étais au Comptoir Voltaire en terrasse » et ça s’arrêtait là. Aujourd’hui on me demande de plus en plus de détails, comme s’il fallait prouver qu’on était une « vraie » victime. J’en viens parfois à dire que j’étais à deux mètres de Brahim Abdeslam, que je l’ai vu se faire exploser et il faut prononcer le mot ‘blessé’ pour que l’interlocuteur comprenne ».

Le décalage du temps qui passe

Pendant deux ans, Jeanne a bénéficié d’une prise en charge financière par la sécurité sociale d’une thérapie comportementale. Mais le remboursement s’est interrompu cette année : « La Sécurité sociale estime qu’au bout de deux ans, notre état s’est consolidé. Mais c’est subjectif ! Pour certaines personnes, c’est vraiment très court, pour d’autres ce sera suffisant. Aujourd’hui, je n’ai plus les ressources pour financer ces séances alors que je progressais ».
Eric, lui, est tiraillé entre colère et compréhension : « Le temps des victimes est complètement différent du temps de l’opinion publique, du temps médiatique ou du temps politique. Les gens se souviennent de nous lors de nouveaux attentats et des commémorations (…) Je comprends que ce soit pas la préoccupation n°1 des Français, le pays continue de tourner mais au fond ça m’embête qu’une société qui était dans un tel excès d’empathie juste après les attentats semble, à peine trois ans après, peu concernée par ce qu’il s’est passé ».

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