Faire surgir la parole des exilés confrontés à des violences extrêmes


Une exposition de dessins d’exilés, sous un pont aérien de Vintimille où ils se rassemblent souvent, présentée par les associations locales, en juillet 2018.
Crédit : Marie-Caroline Saglio Yatzimirsky

13 juin 2019
Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky, anthropologue et psychologue

Dans la salle d’attente du service de psychiatrie de l’hôpital Avicenne à Bobigny, des hommes, des femmes, des jeunes et moins jeunes patientent pour la consultation de psycho-traumatisme. La grande majorité est étrangère et n’a jamais rencontré un psychologue. Ce matin de juin, il y a Zahra*, mauritanienne, accompagnée par un travailleur social de son Centre d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA) parce qu’elle s’isole et refuse de s’alimenter. Naseem, Tadjik d’Afghanistan, vient compléter son traitement neuroleptique qui ne suffit plus à calmer son angoisse. Le médecin de la Permanence d’accès aux soins de santé (PASS) l’a orienté vers le service.

Ibra, un jeune homme peul de Guinée, se plaint des cauchemars qui ont repris avec une telle force qu’il ne peut plus dormir. Il vit dans la rue depuis sa fin de prise en charge dans le centre d’hébergement. Un compatriote l’a amené au service de psychiatrie. Neha, une jeune mère pakistanaise, épuisée et ralentie, vient consulter suite à l’appel de la Protection Maternelle et Infantile (PMI). À côté d’elle, Yolande, qui habite Bobigny depuis vingt ans, se sent mal depuis qu’elle a été témoin d’un accident de voiture mortel.

La consultation de psycho-traumatisme s’adresse à toute personne, française ou étrangère, développant des troubles suite à la confrontation brutale avec la mort. L’évènement vécu et le contexte dans lequel il a été vécu menacent ce que les spécialistes appellent l’intégrité psychique et physique. Le sujet souffre de dissociation traumatique, continuellement envahi par l’angoisse, incapable d’attention et de mémoire. Il revit sans cesse l’événement traumatique, en proie à des souvenirs de nuit comme de jour. Habité par les images de l’horreur, il se sent menacé et ne dort plus. Ces graves troubles du sommeil, tristesse et dépression sont le signe d’un état de stress post-traumatique (ESPT).

Ils sont plongés dans un chaos intérieur ravivé par la répétition de violences et la précarité de leur vie en exil

Yolande en souffre autant que Naseem ou Zahra. Elle a été témoin d’un accident qui l’a choquée, mais la différence entre elle et les étrangers assis dans cette salle d’attente de l’hôpital Avicenne est que son environnement, à elle, ne s’est pas effondré. Ibra, Neha, Naseem ou Zahra sont plongés dans un chaos intérieur ravivé par la répétition de violences et la précarité de leur vie en exil. Après avoir été témoin de la mort de ses voisins et d’une partie de sa famille dans sa ville de Tabag, Naseem a approché la mort plus d’une fois pendant son voyage de cinq mois vers l’Europe. Aujourd’hui à la rue alors que l’administration de l’asile met en doute son histoire, la précarité de son existence en France ravive le sentiment de dégradation et de perte le contrôle. Ibra, le jeune guinéen entré en Europe par l’Italie, est considéré comme un « Dubliné », obligé de retourner dans le pays où il a déposé sa première demande d’asile. Il ne s’est pas rendu à la convocation de la Préfecture. Il est désormais ‘en fuite’.

Selon le rapport 2017 du Comité de Santé pour les Exilés (COMEDE), 36 % des personnes diagnostiquées souffrent de troubles psychiques, dont les deux tiers sont des syndromes psycho-traumatiques et dépressifs. Comment répondre dans l’urgence à ces hommes et femmes venus d’une migration culturellement très diversifiée ? Le pari est complexe pour les services de santé mentale car cette souffrance déborde les cadres habituels de la ‘clinique’. La situation sociale et politique des exilés vient compliquer l’expression de leur souffrance et leur demande de soin tandis que la politique de répartition des primo-arrivants dans des centres d’accueil sur tout le territoire national les éloigne des structures de soin spécialisées en santé mentale.

Développer la formation des interprètes et médiateurs dans les services de soin mais ne pas « culturaliser » ni essentialiser le patient migrant

Première difficulté : il leur est souvent impossible de mettre un nom sur cette souffrance envahissante et de formuler une demande qui aboutirait à une prise en charge. L’apparition de symptômes angoissants et la difficulté de franchir le seuil d’un service de psychiatrie, très stigmatisé dans certaines cultures, les empêchent d’appeler à l’aide. Ainsi Zahra, prostrée, se sent écrasée par la honte du bannissement prononcé par son père imam et sa communauté dans un pays, la Mauritanie, où l’homosexualité est considérée comme un crime passible de mort. Elle ne serait probablement pas venue consulter si un travailleur social de son CADA ne l’avait amenée.

Une fois la prise en charge psychothérapeutique organisée, de nombreux aménagements et médiations sont nécessaires pour que la parole puisse surgir, non pas la parole informative réservée à la procédure d’asile, mais la parole d’un sujet qui se réinscrit psychiquement dans son parcours. L’un des enjeux dans le soin est de ne pas « culturaliser » ou essentialiser le patient migrant, mais il faut des praticiens formés aux problématiques articulant le traumatisme à une dimension interculturelle.

Il faut aussi développer plus largement la formation des interprètes et médiateurs dans les services de soin, conformément à la loi de modernisation du système de santé de janvier 2016. L’accès à la langue — et donc à l’interprétariat — est essentiel : le manque de moyens des services de santé mentale et des associations qui aident les exilés limitent souvent cette prise en charge. Assis devant le médecin, Naseem demande un médicament pour « arrêter de penser ». Il parle en dari, une des langues d’Afghanistan. Il a souhaité la présence d’un interprète tout au long du traitement, en général bi-mensuel. Quelquefois, la langue maternelle se révèle trop chargée, empreinte de violence traumatique, et le patient choisit alors une langue tierce comme l’anglais.

La consultation est souvent le seul lieu d’écoute sécurisant où le patient exilé peut déposer sa parole

La prise en charge psychiatrique (avec prescription de médicaments) est organisée dans plus de la moitié des cas pour soulager le patient de symptômes envahissants, tels que les épisodes dissociatifs, l’hyper-vigilance, les difficultés sévères d’endormissement, etc. Certains patients présentent aussi d’autres maux qui demandent des orientations médicales. Neha, jeune musulmane sunnite qui a voulu épouser un chiite, a été frappée par son propre frère « au nom de l’honneur familial ». Elle révèle une hépatite C et devra être traitée. Ibra souffre de fractures de vertèbres lombaires suite à des coups répétés en prison avant l’exil.

La durée de ces prises en charge, dites multifocales, est de quelques mois à plusieurs années en fonction des troubles. Les médecins veillent cependant à ne pas trop ‘psychiatriser’ l’approche par une prise de médicaments dans la durée, afin que le patient puisse s’appuyer sur ses ressources psychiques et ne pas s’enfermer dans la victimisation ni la maladie.

La nécessité d’une prise en charge à la fois psychiatrique, psychothérapeutique mais aussi sociale s’impose très souvent avec nombre de patients dans des situations de précarité extrême. Ibra, à la rue, est condamné pendant des mois à l’attente d’un éventuel transfert en Italie pour y traiter sa demande d’asile. Il a l’impression de perdre tous ses repères. La consultation reste le seul lieu d’écoute sécurisant où le patient peut déposer sa parole.

Les services psychiatriques ouverts à tous, comme celui de l’hôpital Avicenne et d’autres hôpitaux, les permanences PASS et les centres d’urgence, ainsi que les associations spécialisées et les dispositifs dits d’« aller vers », telles que les équipes mobiles ‘précarité santé mentale’, tentent de créer les conditions propices pour recevoir cette parole en détresse. Mais la prise en charge est compliquée par la vulnérabilité de la situation migratoire et ces dispositifs, trop peu nombreux, manquent de moyens. Il s’agit pourtant d’un enjeu de santé publique : la santé de tous dépend aussi de celle des femmes et des hommes qui vivent à la marge du droit.

* Les prénoms ont été modifiés.

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Stress post-traumatique et dépression sont fréquents chez les migrants

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le 24/10/2016
Les troubles mentaux chez les migrants sont favorisés par les épreuves qu’ils ont traversées avant d’arriver en France.
La santé des migrants est un enjeu non négligeable de leur prise en charge, particulièrement leur santé mentale. On a ainsi pu voir ce sujet figurer au programme du sommet mondial de la Santé, organisé par Angela Merkel, François Hollande et la commission européenne les 9 et 11 octobre à Berlin. Une étude publiée lundi 10 octobre dans la revue PPmP (Psychotherapie, Psychosomatik und Medizinische Psychologie) confirme l’importance du problème.

Syndrome de stress post-traumatique

Des chercheurs de l’université de Stuttgart ont cherché à savoir quels étaient les troubles mentaux qui touchaient le plus les réfugiés. L’étude a été menée sur 280 migrants (principalement des hommes) issus des Balkans, du Moyen-Orient et d’Afrique arrivés en Allemagne pendant l’été 2015. Les chercheurs, aidés par des traducteurs, ont fait remplir des questionnaires afin de dépister d’éventuels troubles chez ces réfugiés dans le centre d’accompagnement de Brunswick, en Basse-Saxe, où 15 000 personnes ont transité au cours de l’année passée. La grande majorité des migrants reportait avoir vécu au moins une expérience traumatique telle que la guerre, la torture ou une agression sexuelle.

« Ce que l’on observe le plus chez les réfugiés, c’est un syndrome de stress post-traumatique lié aux violences subies dans le pays d’origine ou à des choses qu’ils ont vues pendant leur voyage, qui très souvent s’avère éprouvant et dangereux »

observe Daniel Brehier, psychiatre dans un centre accueillant les migrants malades en région parisienne. « Certains sont tellement traumatisés qu’ils sont incapables de retourner sur une plage », ajoute Clémence Arceluz, coordinatrice médicale pour Médecins du Monde à Calais et Dunkerque.
Le syndrome de stress post-traumatique (SSPT) est un trouble anxieux sévère qui se manifeste après avoir vécu un événement traumatisant (agression, viol ou accident grave). Les individus qui en souffrent « revivent » ledit événement en présence d’un élément déclencheur (un bruit, une image…) sans pouvoir l’empêcher, ce qui se traduit par une peur intense, une impression d’impuissance et un sentiment d’horreur démesuré.

Dépression et décompensation psychique

Si ces troubles se développent avant l’arrivée dans un nouveau pays, les conditions d’accueil en Europe ne favorisent pas non plus le bien-être mental. Au contraire, elles contribueraient au développement d’un état dépressif, selon Lou Einhorn, référente en santé mentale dans la « Jungle » de Calais. «Être victime de violences policières, vivre entassés les uns sur les autres et dormir à même le sol en attendant 6 mois sur liste d’attente avant de demander l’asile: tout cela peut favoriser le développement d’anxiété et de dépression», explique-t-elle.
Voir son histoire niée quand on a été victime de traumatismes, comme c’est souvent le cas pour les réfugiés qui souhaitent obtenir l’asile et à qui l’Ofpra (Office français de protection des réfugiés et apatrides) demande des preuves de ce qu’ils ont vécu, peut en outre conduire à « un sentiment d’étrangeté par rapport à soi. Celui-ci mène parfois à une décompensation psychique déclenchant une psychose », ajoute Daniel Brehier.

Un accès aux soins difficile

Afin d’éviter toutes ces complications, il faut faciliter la prise en charge des réfugiés, plaide Daniel Brehier.

« Les migrants ne le savent pas toujours, mais la demande d’asile est la première étape permettant l’accès aux soins en France », rappelle-t-il. « Certains n’osent pas faire la demande d’asile de peur d’être retrouvés par les gens qui les persécutent dans leur pays d’origine ».

C’est pourquoi des associations comme Médecins du Monde proposent des activités comme des ateliers d’art-thérapie ou des groupes de paroles qui permettent aux bénévoles de discuter avec les migrants et déceler d’éventuels troubles psychiques.

« Ce n’est pas notre rôle de poser un diagnostic. Si nous suspectons un trouble, nous les orientons vers des psychologues et psychiatres qui pourront les aider lors d’entretiens privés »

affirme Clémence Arceluz.
Sans prise en charge, dans une situation de précarité, « les dangers sont multiples », estime Daniel Brehier. « Le risque suicidaire augmente du fait de la précarité, le risque de décompensation psychique est grand et le relâchement de l’attention lié au SSPT peut provoquer des accidents – en traversant la route sans regarder par exemple. »

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