THÉORIE DES ÉMOTIONS
Etude historico-psychologique
Lev Vygotsky
Traduit du russe par Nicolas Zavialoff et Christian Saunier
Cognition et Formation
PSYCHANALYSE, PSYCHIATRIE, PSYCHOLOGIE
La notion d’émotion n’est point absente de la création littéraire, de la vie politique, de la pédagogie, des sciences cognitives ou des neurosciences. Mais il conviendrait d’expliciter aux plans biologique et idéologique la nature de ses liens avec la notion d’intellect. Dans Théorie des émotions, Vygotsky critique avant tout la définition que donne Descartes des passions. Son approche des émotions invite à une réflexion préalable à la lecture d’ouvrages actuels qui prennent pour objet d’étude les processus de cognition, d’évaluation, de conscience, d’imagination et de mémoire.
Note de lecture par Yves Clot page 201 – Travailler, 1999, 3 : 201-209
L’ouvrage récemment édité en français est un texte inachevé écrit par le psychologue russe entre 1931 et 1933 et publié seulement à Moscou en 1984, soit cinquante ans après sa mort. Ce texte est presque entièrement consacré à la discussion de la théorie des émotions mise au point à la fois – mais séparément – par le psychologue W. James et le physiologue C. Lange. La théorie « James- Lange » faisait l’objet de nombreuses controverses scientifiques au début du siècle. La lecture de l’ouvrage nous y replonge.
Pourtant sa publication récente présente un autre intérêt qu’historiographique. D’abord en raison du fait qu’elle permet de revenir en deçà des débats que la partition de la psychologie contemporaine en psychologie clinique, cognitive, sociale ou encore expérimentale avait cru pouvoir épuiser et qui, pour avoir été refoulés, non seulement ne sont pas abolis pour autant, mais continuent d’agir à notre insu. Ensuite, en raison du fait que ces problèmes cruciaux pour l’avenir de notre discipline sont éclairés par Vygotski dans cet ouvrage grâce à une puissante projection de ces questions dans le passé de la pensée philosophique. Grâce à une reprise documentée et à une discussion critique de l’opposition entre les théories cartésienne et spinoziste, Vygotski cherche à mettre au jour les racines invisibles de la division du travail en psychologie qu’il voit alors progresser à grands pas. Ainsi peut-on peut-être expliquer que ce livre, qu’on peut légitimement regarder comme un livre daté, inachevé, historique, conserve le parfum singulier qui appartient aux œuvres durables.
Avec Lange et James, note Vygotski, en matière de théorie des émotions, « l’hypothèse psychique devient superflue » (p. 109). Les émotions ne sont pas des entités, des démons qui saisissent l’homme et déterminent des manifestations physiques. En fait, nous sommes affligés parce que nous pleurons et non l’inverse. Supprimez dans la peur, écrit Lange, les symptômes physiques, que restera-t-il de la peur ? C’est au système vaso-moteur que nous devons toute la part émotionnelle de notre vie psychique, nos joies et nos peines, nos heures de bonheur et de malheur. Les émotions sont donc la perception interne de changements organiques.
Pour comprendre aujourd’hui la séduction qu’exerça cette théorie au début du siècle, il faut l’impliquer dans un contexte scientifique où l’existence même des émotions dans la vie psychologique se trouvait en péril. James et Lange tentèrent de sauver les émotions humaines en montrant, contre le courant darwinien, qu’on ne pouvait les regarder seulement comme les restes rudimentaires des réactions animales de fuite, de défense ou d’attaque, comme des passions et inclinations corporelles, derniers vestiges de l’origine animale dans l’évolution humaine. L’avantage de la position James-Lange était de rendre compte de la résistance des émotions dans la vie réelle alors qu’elles étaient rendues théoriquement inutiles par ce qu’on appelait alors la « théorie des rudiments ». Selon les darwiniens, la courbe évolutive des émotions filait vers le bas. Les psychologues français positivistes, à l’instar de Ribot, voyaient les réactions affectives rebrousser chemin à mesure que le développement du psychisme avançait. Ils les regardaient comme un « état dans l’état », une « tribu à l’agonie » ou encore comme les « gitans de notre psy- chisme ».
Vygotski n’accepte pas l’idée d’émotions conçues comme la « tribu moribonde » de la vie psychologique mais il n’est pas disposé non plus, pour assurer durablement leur place dans la vie psychique, à les rattacher aux organes végétatifs internes. Certes invariables, elles sont alors résistantes mais aussi définitivement périphériques. Pour lui c’est même là un recul relativement aux travaux de Darwin puisque toute évolution est alors interdite aux émotions. Apparues, les voilà bloquées dans un substrat organique, sans espoir d’enrichissement dans le processus historique de la vie humaine. Sa visée est tout autre. Il s’agit d’avancer vers « une théorie psychologique des affects qui ait pleine conscience de sa nature philosophique, qui ne craigne pas de faire les généralisations les plus élevées, adéquates à la nature psychologique des passions, et digne de devenir un des chapitres de la psychologie humaine, peut-être même son chapitre principal » (p. 155). Le point de départ est net : « Nos affects nous montrent clairement que nous ne faisons qu’un seul être avec notre corps. Ce sont précisément les passions qui constituent le phénomène fondamental de la nature humaine » (p. 267). La théorie James-Lange est d’ailleurs tellement intenable que James lui-même en vient à un dualisme des émotions. Il tente d’établir, au-dessus de la série des émotions inférieures, purement organiques, à valeur physiologique – la peur, la colère par exemple –, une autre série d’émotions plus raffinées, propres à l’homme et appartenant au domaine spirituel des sentiments religieux ou esthétiques. De cette manière, note Vygotski, voilà rendu à Dieu ce qui est à Dieu et à César ce qui est à César, voilà consommée définitivement la séparation totale de la conscience et de la vie. « L’âme, d’un bout à l’autre, est supposée hors de la vie » (p. 331).
Il n’empêche que, pour James et Lange, les modifications organiques qui surviennent lors des émotions associées à l’étonnement, l’amour, la haine, le désir, la joie, la peur, la tristesse, constituent le phénomène principal, leur reflet dans la conscience n’étant qu’un épiphénomène. La critique de Vygotski attire l’attention sur le simple retournement mécanique qu’ils opèrent des propositions classiques, lesquelles mettent la conscience au premier plan. James et Lange n’ajoutent rien de nouveau aux descriptions traditionnelles du processus émotif, écrit-il, tout au plus cherchent-ils à « proposer en tant que source et cause de l’émotion ce qui auparavant était considéré comme sa conséquence et son résultat » (p. 110). De manière très significative, Vygotski s’appuie d’ailleurs sur Ribot pour formuler cette critique. Celui-ci faisait des émotions des organismes psychophysiologiques, un seul et même événement traduit en deux langues. Il considérait qu’il fallait éliminer de la question tout principe de cause et d’effet et substituer à la position dualiste une conception moniste conforme à la conception aristotélicienne de la matière et de la forme. Jugeant cette critique remarquable, Vygotski la reprend à son compte pour désigner comme obstacle épistémologique une conception mécaniste de la causalité : « Les uns voient la cause dans les émotions, les autres dans les phénomènes physiques. Cause et conséquence ont échangé leurs places, mais les termes de la dépendance causale-conséquente sont restés les mêmes » (p. 388).
Pour James et Lange, la cause est donc physique mais la pensée n’est pas passive pour autant. Non seulement la conscience n’est pas à l’origine des émotions mais elle est le principal obstacle qui se dresse sur leur chemin. Il existe un antagonisme entre la vie intellectuelle et la vie affective. Comme le note Vygotski, « dans l’opposition entre intellectuel et affect et dans l’évincement progressif du sentiment avec le progrès du développement mental, Lange voit une loi fondamentale » (p. 247). Le recul de la vie affective est la conséquence du développement de la vie intellectuelle. Ici Lange rencontre l’idéal de Kant : apparaîtra un homme purement réfléchi pour qui les tentations émotives – la joie et le chagrin la tristesse et la peur – deviendront des maladies ou des troubles de l’esprit. Le cercle se referme, unissant les néo-darwiniens, Ribot, Lange et James : l’affect et l’intellect sont des ennemis qui s’affrontent pour le contrôle du développement psychique.
Vygotski, on le sait, récuse cette thèse dont il trouve précisément les racines dans le dualisme cartésien. Pour le psychologue russe,
« celui qui dès le début a accepté de séparer pensée et affect s’est ôté à jamais la possibilité d’expliquer le mouvement de la pensée. Cette explication exclut aussi bien l’attribution à la pensée d’une force magique capable de définir le comportement de l’homme par elle-même que la transformation de la pensée en un inutile appendice du comportement, en son ombre impuissante et vaine »
Vygotski L., 1934, Pensée et langage (trad. fr. F. Sève), Paris, La Dispute, 1997, p. 61.
Rien de plus opposé au cartésianisme, pour qui, selon lui, « la volonté gère les passions à la manière du navigateur dont le navire subit une avarie » (p. 331). À ce dualisme dans lequel le libre arbitre de la volonté s’oppose à la nature des passions, Vygotski oppose la contribution de l’Éthique de Spinoza. Il remarque d’ailleurs que Descartes ne parvient pas complètement à soutenir l’opposition entre la nature des passions et la liberté de l’esprit. En effet, en référant la volonté de connaître à l’étonnement, c’est-à-dire à une passion, Descartes semble admettre que la volonté « se détermine à l’action, non pas elle-même à partir d’elle-même, non pas en vertu de sa liberté absolue, mais selon les lois nécessaires de la nature somato-spirituelle de l’homme, auxquelles sont soumises toutes les passions, y compris l’étonnement » (p. 282).
Mais, au bout du compte, le libre arbitre cartésien l’emporte pour assurer la domination de la volonté sur l’affect, pour séparer la liberté de la nature. Spinoza ne l’entend pas ainsi. À ceux qui, comme « le très célèbre Descartes » opposent nature et liberté, il répond : « En vérité, on dirait qu’ils conçoivent l’homme dans la Nature comme un empire dans un empire. Ils croient, en effet, que l’homme trouble l’ordre de la Nature plutôt qu’il ne le suit, qu’il a sur ses propres actions un pouvoir absolu et ne tire que de lui-même sa détermination. »
Spinoza, 1677, L’Éthique, Garnier-Flammarion, Paris, 1965, p. 133.
En récusant le libre arbitre, Spinoza signifie que la liberté n’élimine pas la nécessité mais la présuppose. Il fournit à la liberté un horizon : transformer les passions en actions. La liberté ne s’obtient pas en niant les nécessités de la nature et des passions mais par la voie de leur transformation, de leur développement, dirait Vygotski, c’est-à-dire selon « un processus d’apparition incessante de formes nouvelles » (p. 402). Aux prises avec les passions dont le noyau constitutif est la dépendance, l’action retourne la passivité en activité selon les nécessités d’une volonté devenue connaissance : non pas au sens de savoir – pour Spinoza l’intellectualisme ne vaut pas mieux que le volontarisme – mais au sens de « réfléchissement des affects ».
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