Attentats du 13 novembre : les victimes hantées par leur mémoire

Attentats du 13 novembre : les victimes hantées par leur mémoire
Par Alexis Feertchak
13/11/2017
VIDÉO – Deux ans après les attentats qui ont ensanglanté la capitale, de nombreuses victimes souffrent encore d’une mémoire traumatique qui transforme leur vie quotidienne en enfer. Des thérapies existent pour que les rescapés puissent se reconstruire.

Sophie Parra est l’une des 413 personnes blessées lors des attentats du 13 novembre 2015 à Saint-Denis et Paris. Il y a deux ans, cette jeune femme de 33 ans se trouvait dans la fosse du Bataclan. Elle a reçu deux balles dans le corps après que le commando djihadiste a ouvert le feu. Un traumatisme dont elle souffre encore aujourd’hui dans son quotidien. « J’ai eu un parcours chaotique. J’en suis à mon huitième psy », annonce-t-elle. « Les deux premiers psychiatres m’ont mise sous calmants et sous antidépresseurs, mais cela n’aide pas pour la reconstruction », poursuit la jeune femme.

« Je subis ma mémoire »

« Il faut vivre avec ce qu’on a vu. J’ai encore des flashs. Deux ans après, ce sont davantage des détails qui ressortent. C’est une douleur et un cri. Ou l’odeur du sang et la voix des djihadistes quand ils nous ont dit qu’ils faisaient ça pour l’Irak et la Syrie. Leurs visages sont plus flous. Ce sont des ombres »,

raconte-t-elle, avant de conclure : « Je subis ma mémoire ».

Ces résurgences des attentats vécues au quotidien par de nombreuses victimes sont le signe d’une mémoire que les scientifiques nomment « traumatique ». Le stress post-traumatique est un calvaire pour ceux qui en souffrent, obligés de trouver des conduites d’évitement pour ne pas subir cette mémoire infernale.

« Je ne peux pas prendre le métro ou le RER, je ne vais plus au cinéma ou dans des salles de spectacle. Je me place en fonction des sorties de secours. Je suis aux aguets tout le temps. J’envisage en permanence une attaque »,

énumère la jeune femme.

« Un passé qui vous envahit »

« Le stress post-traumatique, c’est comme une présence permanente du passé, qui vous envahit », décrypte l’historien Denis Peschanski, directeur de recherche au CNRS, qui a lancé avec le neuropsychologue Francis Eustache, le « programme 13 Novembre » au sein de l’Observatoire B2V des Mémoires. Grâce à cette enquête pluridisciplinaire, qui va durer douze ans, ces chercheurs vont étudier à l’aide de témoignages la manière dont la mémoire se construit après des événements historiques marquants. « Nous avons déjà mené 934 captations vidéos, ce qui représente 1450 heures d’entretiens », précise l’historien.
Un projet scientifique de grande ampleur pour mieux comprendre un trouble qui trouve son explication dans le fonctionnement cérébral. « Normalement, dans notre cerveau, la zone de la rationalité contrôle celle de l’émotion située dans l’amygdale [à ne pas confondre avec les amygdales, dans la gorge, ndlr] et entourée par les deux hippocampes, qui sont les zones de la mémoire », explique Denis Peschanski. « Mais chez les personnes qui souffrent d’un choc traumatique, ce contrôle est inexistant, comme si l’amygdale pédalait sur elle-même et que la zone de l’émotion nous dominait », ajoute-t-il.
C’est précisément ce qui se passe lorsque les victimes des attentats sont confrontées à des lieux ou des sensations qui leur rappellent le drame vécu. Leur mémoire est alors insoutenable. « Si je pouvais prendre cette partie-là de ma vie et l’effacer, je le ferais », explique Sophie Parra. « L’idée n’est pas d’oublier l’événement, mais de lui retirer son excès de charge émotionnelle », précise Denis Peschanski, qui ajoute: « Il faut pouvoir regarder l’événement, réussir à le renvoyer dans le passé au lieu de l’avoir dans le présent ».

Sortir d’une torture sans fin

Les psychotraumatologues mettent en œuvre des thérapies à cet effet. « Au début, nous essayons de canaliser la mémoire traumatique », explique la psychiatre Muriel Salmona, présidente de l’association « Mémoire traumatique et Victimologie ». La personne traumatisée doit arriver à comprendre le fonctionnement de sa « mémoire infernale », qui agit « comme une torture sans fin » pour « prendre le pouvoir sur elle ». Un effort qui permet aussi de déculpabiliser la victime. Ce qui lui arrive n’est pas de sa faute, le traumatisme n’est pas une punition, mais découle directement du fonctionnement de son cerveau. Un effort qui permet aussi de comprendre que ce dysfonctionnement peut se traiter. « Quand on comprend que l’enfer ne va pas durer toute la vie, on a déjà beaucoup plus de forces », raconte Muriel Salmona.
En pratique, le psychologue accompagne son patient pour décrypter chaque situation où « sa mémoire traumatique s’allume ». Quand l’attentat revient à sa mémoire, celui-ci peut alors ne plus le subir. « Un psychologue nous aide à trouver des petits trucs dans la vie quotidienne pour continuer à avancer », confirme Sophie Parra. Pour ceux qui ne parviennent pas à mettre en œuvre ces « dispositifs d’évitement », les conduites addictives comme l’alcool ou la drogue sont souvent un dangereux palliatif, met en garde Muriel Salmona.

Reconstruire une mémoire

La personne traumatisée peut ensuite aborder avec son thérapeute la seconde étape qui s’approche davantage d’une véritable guérison. «Nous essayons de transformer la mémoire traumatique en mémoire autobiographique», explique la psychiatre, qui aide ses patients à «recontextualiser» leur traumatisme. «Les personnes traumatisées ont leur histoire, mais c’est un vécu extrêmement partiel par rapport à l’ensemble de l’événement. Vous êtes sur une terrasse, on vient vous tirer dessus. Ça a duré deux minutes, il y a des morts partout, mais vous n’avez aucune clé d’analyse. Vous en avez pourtant besoin pour que votre histoire ait un sens», ajoute l’historien Denis Peschanski.
Pour le chercheur du CNRS, la mémoire collective est essentielle pour apporter du sens aux différentes mémoires individuelles. « Un aspect essentiel de notre enquête concerne l’interaction entre ces deux niveaux de la mémoire, qui permet justement aux victimes de construire ce sens dont elles ont besoin ».
Cette tâche n’est pas évidente car la reconstruction est lente et ne suit pas le rythme politique ou médiatique. Les victimes sont certes écoutées au moment de l’événement et lors des commémorations, mais au-delà, elles se sentent souvent démunies, confrontées parfois à une actualité qui ravive leur douleur. «Je suis en colère quand les médias évoquent celui qui est en prison [Salah Abdeslam, seul suspect des attaques arrêté], qui se plaint de ses conditions de détention», lance Sophie Parra qui ajoute: «Le psychologue nous permet de déverser ce qu’on a à dire en nous écoutant, de façon neutre». «C’est une vraie difficulté. Il faut que la mémoire collective aille au jour le jour dans le sens d’une meilleure reconnaissance de ce que les victimes ont vécu. Il ne faut pas qu’elles tombent dans l’oubli», conclut la psychiatre Muriel Salmona.

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Stress post-traumatique : depuis les attentats, une vraie maladie

Stress post-traumatique une vraie maladie

12/11/2017
Ce trouble consécutif à un événement traumatique était plutôt méconnu du grand public, jusqu’à la vague d’attentats terroristes qui a touché la France. Un changement d’échelle et la fin d’un tabou qui permettent aussi aux chercheurs d’améliorer la prise en charge.
Deux ans après le funeste mois de novembre 2015, on n’a jamais autant parlé de « stress post traumatique ». Il n’existe pas de chiffres officiels permettant d’évaluer combien de personnes souffrent de ce syndrome exactement : les bilans qui circulent tiennent compte des blessés, des morts, mais pas des victimes psychologiques des attentats. Pourtant le terme s’est frayé un chemin jusqu’au grand public : il apparaît dans les médias, et de plus en plus, dans les cabinets médicaux.

The Screaming (Edvard Munch), screenprint of Andy Warhol, 1984• Crédits : AFP

On parle aujourd’hui davantage de ce syndrome de « stress post-traumatique » (parfois mentionné sous les initiales ESPT) parce qu’avec ces vagues d’attentats, il touche un nombre de victimes sans précédent, mais aussi parce qu’il est aujourd’hui mieux reconnu et mieux diagnostiqué. Au point que ce changement d’échelle permet une meilleure prise en charge. Avec davantage de malades identifiés, les chercheurs ont aujourd’hui plus de marge de manœuvre et plus de patients pour expérimenter des traitements.

Victimes collatérales

Commençons par définir ce trouble : le syndrome de stress post-traumatique est un état pathologique, consécutif à une situation violente ou difficile. Catégorisé dans les « troubles anxieux », il diffère de la réaction aigüe au stress quand les symptômes persistent (plus de trois mois).
Parmi les symptômes les plus fréquents cités par le DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders), qui reste le manuel référence de classification des maladies psychiatriques, on peut citer :
• l’intrusion : les souvenirs viennent hanter le sujet, sous forme de flashbacks ou de cauchemars
• l’évitement : le sujet évite les situations qui pourraient lui rappeler l’événement, ce qui peut créer une insensibilité émotive, une perte d’intérêt ou encore une perte de mémoire
• l’hyper-stimulation : le sujet est en état d’hyper-vigilance qui l’empêche de mener à bien ses activités

Un an après les attentats du 13 novembre 2015, le professeur Bruno Millet expliquait sur France Culture que le syndrome de stress post-traumatique pouvait se développer chez toute personne « directement confrontée à la mort ou ayant côtoyé de près cette violence, ce risque vital »

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Chaque événement douloureux laisse une marque dans le cerveau. Celui-ci effectue alors un travail de “digestion” permettant aux émotions qui accompagnent le souvenir de se désactiver. A moins que le traumatisme ait été trop fort ou ait frappé à une période où nous étions vulnérables. Dans ce cas, les images, les pensées, les sons et les émotions liés à l’événement sont stockés dans le cerveau, prêts à se réactiver au moindre rappel du traumatisme. Dans l’EMDR, le mouvement oculaire “débloque” l’information traumatique et réactive le système naturel de guérison du cerveau pour qu’il complète son travail.

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Aussi, ce sont des psychiatres militaires opposés à la guerre du Vietnam et souhaitant faire établir l’état des soldats comme consécutif à celle-ci, qui en 1980 vont pour la première fois qualifier leurs troubles de “stress traumatic disorder” (DSM-3). On considère désormais que quiconque se retrouve confronté à un événement de ce type peut développer une névrose. Et cette définition est un renversement majeur. Les blessés psychiques sont désormais reconnus au même titre que les blessés physiques. On revoie leur statut en “renvoi honorable”, ouvrant droits à réparation… mais on occulte la question du mal-être.

Alors que la presse américaine affirme que le nombre de soldats ayant mis fin à leurs jours à leur retour est plus important que ceux morts au combat, il est plus que jamais nécessaire de leur venir en aide. Les centres de vétérans (aujourd’hui étendus aux soldats de retour d’Irak et d’Afghanistan) accentuent leur communication, un service de santé des armées se consacre spécifiquement aux stress post-traumatique et des études gouvernementale d’ampleur sont mises en place.

Côté français, on commence à évoquer sérieusement ces troubles après la guerre d’Indochine et la guerre d’Algérie, mais ils demeurent dans le cénacle de la médecine militaire. Sous l’influence des Etats-Unis post-Vietnam, l’Europe considère à son tour les blessés psychiques de la guerre. En France, le décret du 10 janvier 1992 marque cette reconnaissance, en déterminant des « Règles et barèmes pour la classification et l’évaluation des troubles psychiques de guerre ».

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