Livre – La voix de ceux qui crient – Note de lecture par Françoise Francioli

Note de lecture

La voix de ceux qui crient
Rencontre avec des demandeurs d’asile
Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky
(Albin Michel, 2018)

“Et de l’homme lui-même quand donc sera-t-il question? Quelqu’un au monde élèvera-t-il la voix ? Car c’est de l’homme qu’il s’agit, dans sa présence humaine ; et d’un agrandissement de l’oeil aux plus hautes mers intérieures.”

(Saint-John Perse, Vents)

“Ta solitude
a combien de cris
pour couteau“

(Edmond Jabès, La Clef de voûte)

Ces deux citations, en ouverture du livre, en donnent le ton et en augurent le contenu. Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky, anthropologue (INALCO) et psychologue clinicienne, l’a écrit à partir d’entretiens avec des demandeurs d’asile rencontrés, entre 2010 et 2016, dans le cadre d’une consultation de psycho-traumatologie du service de psychiatrie de l’hôpital Avicenne à Bobigny (93). Mais la dimension et la portée en sont universelles, humaines et politiques. Je la citerai longuement car c’est sa voix à elle aussi que je voudrais faire entendre :

“Mon travail avec ces hommes et ces femmes consiste à les dégager de l’angoisse qui les tenaille mais aussi du discours fascinant de l’horreur. A travers l’éprouvé de la souffrance traumatique, la leur mais aussi la mienne, lorsqu’ils transmettent leur angoisses, il s’agit de désamorcer la violence mortifère pour tenter de retrouver leur voix. L’objet de cet ouvrage est de faire entendre la voix de ces hommes et de ces femmes qui vivent à nos côtés, souvent rejetés, sinon ignorés, et qui, par la violence de leur histoire, sont tenus au silence. Leur parole recueillie en consultation, quelquefois à travers leurs murmures, quelquefois à travers leurs pleurs, retrace des luttes individuelles et collectives contre la haine et la misère, d’une puissance et d’une portée politique saisissantes.” (p.18)

Il m’est impossible de résumer ce livre, tissé d’histoires de vie singulières et de séquences d’échanges cliniques particuliers, où M-C S-Y s’implique et s’expose elle-même, ainsi que de réflexions plus générales et théoriques. Je ne peux qu’en présenter le déroulement, avec le plan autour duquel il s’articule. J’aurai, pour ce faire, recours à beaucoup de citations du texte et à de la paraphrase.
Dans l’introduction, M-C S-Y nous présente ces “patients”. Elle distingue, parmi eux, trois profils majeurs :
• ceux qui se présentent comme victimes civiles des guerres et des violences,
• les combattants
• ceux qui ont vécu des persécutions familiales et religieuses dans une communauté sociale plus réduite.
Leurs histoires, toutes uniques et singulières, présentent pourtant des invariants : la peur, nouée au corps, qui les accompagne tout au long de leur parcours (peur d’être tué, sentiment de menace persistant, terreur des fantômes de leurs bourreaux, peur d’être devenu “fou”), la fatigue ou plutôt l’épuisement, et enfin la difficulté à se trouver un lieu pour vivre (ils sont devenus des apatrides, dont la solitude les désolidarise du monde). Pour eux, obtenir des papiers à travers un “parcours du combattant” (auprès de l’OFPRA et de la CNDA) est certes essentiel. Mais ce passeport politique, s’il aide, ne suffit pas à redonner sa place à celui dont l’espace de vie, social, culturel, psychique, a été détruit. Retrouver “sa place” passe par un travail de sens, de parole avec un autre, afin de retisser du lien social, culturel et politique. Le travail psychothérapeutique est ce travail de tissage de paroles, réfléchies, questionnées, traduites, mises en perspective conjointement par le soignant et le patient, le lien s’élaborant dans et par le langage mais aussi dans les affects et dans les corps. La visée en est la reconstruction du sujet psychique.


Bruno Catalano – Place des Vosges

Ces patients sont adressés sur la base d’un tableau clinique fondant le diagnostic de traumatisme psychique. Cela ne sera pas détaillé ici, sauf à dire que le trauma se situe dans un hors-temps et hors-espace qui maintient le sujet dans une solitude dévastatrice. La question de la culture comme levier central du travail psychothérapeutique s’impose alors : face à l’effondrement des cadres de sens chez le patient, un travail de culture est nécessaire, pour réanimer la fonction symbolique et redonner au sujet des possibilités d’inscription dans le réel et, comme individu, dans un collectif. Il est une autre dimension essentielle à prendre en compte : ces patients ont vécu des traumatismes intentionnels, à distinguer des traumatismes accidentels. Le trauma dont il s’agit ici n’est pas seulement individuel, il met en cause la société et la culture : le crime, la torture, le viol, étant le fait d’autres hommes, ébranlent le lien social. La question du soin psychique se trouve ainsi affectée d’une dimension politique. De plus le parcours d’exil peut catalyser le traumatisme, redoubler la perte et l’effondrement des cadres de sens. Le traumatisme psychique est ainsi une crise de la présence au monde. Et ces consultations de psycho-traumatisme avec des demandeurs d’asile posent un certain nombre de défis aux cadres de la pratique psychothérapeutique d’aujourd’hui. L’espace de la consultation doit être un espace protégé des ruptures. Et l’alliance thérapeutique y est une rencontre qui va au-delà des seuls critères du soin.

“Me voici ainsi également convoquée, à travers mon écoute de psychologue, comme citoyenne, comme représentante d’une démocratie occidentale de ses institutions qui traitent de la demande d’asile. Les sujets qui expriment leur histoire en consultation déclenchent un ensemble de réactions chez moi, qui suis aussi partie prenante du pays d’accueil. Notre échange engage ma subjectivité autant que mon être politique.”(p.28)

Après cette introduction, qui en suggère l’ampleur et l’ambition, la suite du livre s’articule autour de cinq chapitres, que je ne détaillerai pas :
I – Terre chavirée,
II – Ni menteurs ni malades ,
III – En consultation,
IV – Parler,
V – Sortir du trauma.
Je relèverai, un peu au hasard, quelques points qui me semblent, parmi d’autres, particulièrement importants :
• Les guerres que les demandeurs d’asile transportent dans leur mémoire dévastée sont des guerres où l’ennemi est pernicieux, tapi tout près, quelquefois même dans leur propre maison ou dans leur propre famille. Dans le trauma intentionnel, la culture ne soutient plus, elle voit ses fondements détruits et avec eux le lien social et la possibilité de sens. Le mal, la cruauté, sont éprouvés par la victime à la fois de l’extérieur, comme pratique du bourreau, mais aussi de l’intérieur, comme potentialité humaine. Il s’agit d’une expérience culturelle du mal.
• Après le départ de chez soi (à élaborer psychiquement comme un choix, même s’il est motivé par la terreur : il faut chercher à modifier le ”tu dois partir” en un “j’ai réussi à partir”), le voyage conduit à une nécessaire reconfiguration identitaire, sous le sceau de la perte. Le sujet est engagé dans une nouvelle dimension politique, celle de l’apatride. Dans la terre d’exil, c’est l’expérience politico-sociale de privation de lieu (sentiment d’illégitimité, déclassement, désaffiliation, errance dans le parcours administratif, désorientation, isolement et solitude, culpabilité d’avoir survécu). Et, pour les femmes, c’est la double peine.
• Les demandeurs d’asile ne sont pas “malades”, même si certains patients ont psychiquement besoin de l’étiquette du “syndrome de stress post-traumatique” et de sentir qu’ils sont pris en charge pour une “maladie”, qui peut se soigner. En revanche ils vont très mal. Et il s’agit de les ”rassurer”, en les amenant à admettre une partie de leurs réactions et de leurs symptômes comme une réaction attendue aux violences. Comprendre qu’ils ne sont pas “fous” constitue pour eux un soulagement vital.
• Dans le cadre de la consultation, le choix clinique du thérapeute est celui du décentrement : il lui faut pouvoir se déplacer en position de tiers, et non rester dans le face-à-face psychique, qui paralyserait la consultation. Pour établir ce décentrement, M-C S-Y cherche à établir la relation à travers deux mouvements : un premier qui établit du lien (redonner une place au sujet grâce à sa propre présence désirante, en le revalorisant narcissiquement) et un second quand, dans les premiers entretiens, le patient explique le contexte de son exil (ramenant ainsi dans le tableau les tiers absents qui constituent son histoire). Grâce à ces deux mouvements, un espace intersubjectif peut émerger, en même temps qu’un tiers médiateur, support culturel pour y loger les mouvements psychiques du patient (personne du psychologue ou de l’interprète, références culturelles).
• Les questions du choix de la langue (qui engage le collectif , en plus du sujet) et de la traduction sont centrales. La dynamique thérapeutique est une historisation et une construction narrative. Comment procéder si le patient et le psychothérapeute ne parlent pas la même langue? Si la traduction limite le jeu? La moitié des consultations a lieu dans la langue maternelle, l’autre moitié en anglais. Mais il est toujours question de traduction, comme négociation, dialogue à plusieurs voix, qui dynamise la parole du sujet. M-C S-Y explore ces espaces de négociation, ainsi que la présence à double tranchant du tiers interprète. Et la langue étant un réservoir de signifiants, les sujets amènent des éléments culturels (inviter les djins, par exemple) qui viennent les soulager car ils les sortent du chaos.Il conviendrait de penser la culture comme à la fois code et répertoire d’actions.
– La religion tient une place centrale dans la consultation : les demandeurs d’asile ont besoin de s’entourer de sacré car c’est là que sont la protection, le collectif, la loi. Il y a dans la foi non seulement la promesse d’un sens mais aussi la promesse d’une appartenance à un groupe. Et il y a l’usage d’une parole efficace : la prière.
• Le propre de la clinique du trauma est d’acter par la parole, afin de faire basculer une logique perverse. La dynamique de la psychothérapie est un cheminement en plusieurs étapes : réanimer le sujet, restaurer le corps, décentrer (par l’humour), symboliser, réinstaurer la temporalité, resocialiser le sujet. En bref, inverser la logique du mal et sortir de la jouissance de la plainte et de l’angoisse. Mais tous ne s’en “sortent” pas, les sujets ne sont pas égaux face à la barbarie. Pire, l’inégalité se creuse face aux épreuves. Et, pour ceux qui reprennent place dans la vie, reste l’irréductible souffrance politique. Le voyage ne s’achève pas. Il peut se poursuivre, entre autres, par le témoignage, la transmission.
M-C S-Y dit, en conclusion, apprendre trois choses de cette consultation :
– La souffrance politique ne se réduit pas à la question des papiers, c’est la présence au monde qui est ébranlée, la légitimité à être.
– Il est possible de créer un cadre pour reprendre place dans le corps social.
– L’enjeu de cette consultation est aussi d’ordre citoyen. La question des réfugiés ébranle nos subjectivités modernes. Les “migrants” ne sont pas une figure transitoire de notre société et leur présence questionne nos valeurs et leurs mises en pratiques.
Pour ma part, je conclurai simplement en disant : “Lisez ce livre passionnant.” Je n’en ai retracé que le squelette conceptuel, sans la chair, i-e les figures des personnes rencontrées par M-C Saglio-Yatzimirsky, leurs histoires de vie, leurs paroles.
Et c’est une nouvelle clinique qui s’impose à nous (depuis un certain temps d’ailleurs, mais maintenant avec plus d’insistance). Avec ses difficultés, ses richesses et ses interrogations. Il faut nous y confronter : nous n’avons pas le choix. Et nous avons beaucoup à en apprendre.

Françoise Francioli
psychopédagogue (éducation nationale) et psychothérapeute-psychanalyste

La difficile prise en charge psychiatrique des migrants


L’infirmiere du Samu-Social, Cloe Gautier s’entretient avec un migrant lors d’une maraude
Par Annabelle Perrin, le 02/04/2019
Reportage Le Samu social organise, mardi 2 avril 2019, un colloque à Paris afin de dresser un bilan de sa « mission migrants ». Depuis un an, des infirmières, accompagnées d’interprètes, interviennent dans les campements du nord-est parisien. Elles se retrouvent souvent confrontées à des problèmes d’ordre psychiatrique, dont la prise est charge est difficile.
À quelques mètres de l’immense rond-point qui sépare Paris d’Aubervilliers, trois enfants miment une partie de cricket, armés de planches de bois et d’une canette de bière. Leurs parents, deux Afghans de 29 ans, les surveillent silencieusement, assis sur un banc du carrefour bruyant et pollué, rue Jean-Oberle. Arrivés en France il y a cinq jours, ils attendent l’arrivée du camion de l’association France terre d’asile et du Samu social de Paris, qui s’installent ici tous les jeudis. Coincées entre le périphérique et les barres d’immeubles, les deux organisations tentent de répondre aux besoins primaires des migrants entassés dans les camps du nord-est parisien.
Infirmière employée depuis trois mois par le Samu social, Cloé Gautier enfile son gilet bleu et déploie la petite tente blanche…

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