Livre – Symbole de la Chauve-souris

Chauve-souris
page 294

Ackermann, Diane, La Nuit des baleines : et autres aventures parmi les chauves-souris, les crocodiles, les manchots et les baleines, trad. A Kalda. Grasset, Paris, 1993./ Schutt, Bill, « The Curious, Bloody Lives of Vampire Bats ». Natural History (novembre 2008).

Des broderies sur un manteau impérial chinois montrent des chauves-souris voletant agilement au-dessus de vagues qui s’élèvent et tournoient dans un même mouvement ascendant de joie. Ce vêtement de femme était porté pour les « grandes occasions » tels que des anniversaires ou des commémorations. Les chauves-souris y représentent la longévité et le bonheur.

Les chauves-souris sont des mammifères uniques à plus d’un titre. Elles ne se contentent pas de planer mais sont capables d’un vol soutenu et puissant. Elles se suspendent la tête en bas par leurs orteils crochus pour dormir, somnoler et même pour donner naissance à leurs petits et les nourrir. Celles qui se dirigent par écholocalisation volent la gueule ouverte et les dents dénudées, émettant des ultrasons concentrés et modifiés par un sonar prenant la forme d’une feuille, de pointes ou d’une lance qu’elles portent bizarrement sur leur museau ou leur bouche. Baptisées chiroptera (« mains ailées »), leurs doigts fins sont allongés pour accueillir la membrane souple et le tissu vivant qui forment l’aile de ces gargouilles en chair et en os. Elles possèdent un « pouce » opposable crochu et des connexions cérébrales comparables à celles des primates mais ont conservé un corps de rongeur. Elles volent comme des oiseaux, en battant leurs ailes, mais n’ont pas les plumes d’un oiseau ni d’un ange.
Les chauves-souris attirent nos projections d’un ordre « inversé » qui entraîne de force notre perspective nocturne, les enfers et les profondeurs caverneuses du psychisme. La sortie de chauves-souris par milliers, voire millions, à la tombée de la nuit pour se nourrir incarne les forces primordiales cachées du monde souterrain s’échappant dans une expansion libératoire.  L’imagination a associé la chauve-souris à la nouvelle lune, la pleine lune et le royaume des esprits, et donc à la sorcellerie, à l’enchantement et à la magie noire. Les petites chauves-souris suceuses de sang originaires d’Amérique Centrale et du Sud ont été associées aux mystères de la mort liés aux cycles éternels du renouveau, ainsi qu’aux terreurs de la lycanthropie et du vampirisme. Leurs dents tranchantes comme des rasoirs évoquaient le couteau silex qui immolait la victime sacrificielle. Zotz, le démon chauve-souris aveuglant, était censé avaler la lumière du jour et la « Maison de la chauve-souris » était l’un des couloirs qu’il fallait traverser pour rejoindre le monde des morts (DoS 71). Néanmoins, le vol apparemment erratique des chauve-souris au crépuscule, que nous comparons à des pensées « lunatiques », n’a en réalité rien d’hésitant mais est guidé par un sonar, de même qu’il existe une cohérence instinctuelle dans l’apparente incohérence des frémissements obscurs du psychisme. Dans les forêts tropicales, les roussettes (ou renards volants) sont de prolifiques pollinisateurs de la végétation qui éclôt la nuit, ce qui les lie au nectar sucré, à l’efficacité magique et à la fécondité de la nuit. Un mythe de création décrit la chauve-souris comme le seul être capable de voir à travers les fissures des ténèbres avant que le monde n’existe, quand le ciel et la terre étaient encore soudés comme un rocher.
Dans la réalité, la chauve-souris est un animal doux et timide, qui se nettoie méticuleusement et entretient son habitat (Ackerman). Plus particulièrement en Asie, elle représente l’aspect maternel de la Grande déesse. La fusion entre la mère chauve-souris et son petit est telle qu’ils peuvent instantanément se reconnaître et se retrouver grâce à leurs cris aigus dans une grotte nurserie abritant des millions d’individus. Les vampires sont connus pour régurgiter du sang dans la bouche de congénères affamés et pour adopter des orphelins (Schutt).
L’alchimie compare parfois l’esprit changeant de l’inconscient à des ailes de chauve-souris. C’est une manière de traduire non seulement l’obscurité, le mystère et l’ambivalence du psychisme mais également sa disposition et ses moyens imprévus, la manière dont il peut guider la conscience vers des sphères nécessitant une autre forme d’orientation et où peut résider l’anticonformisme fructueux de la nature.

Jung – L’inceste du côté de l’agresseur

Date de parution : 01/12/1985
Editeur : Solar Collection : le monde de
ISBN : 2-86676-192-8
EAN : 9782866761929

L’inceste page 91
L’archétype de l’initiation s’active au cours d’un « sacrifice », c’est-à-dire d’un deuil et de ce que les freudiens appellent un complexe de castration. Il donne, paradoxalement, naissance à un processus de transformation. « Le monde, dit Jung, apparaît quand l’homme le découvre. Or il ne le découvre qu’au moment où il a sacrifié son enveloppe dans la mère originelle, autrement dit dans l’état inconscient du commencement. » La mort du Christ symbolise ainsi la nécessité pour le moi de renoncer à s’approprier des dynamismes de l’inconscient.
L’analyse du sacrifice que fait Jung se trouve à l’origine de sa brouille avec Freud. Reprenant, en effet, le problème de l’inceste à sa base, il en souligne l’universalité mais, à l’encontre de Freud, il refuse de se contenter de libérer le désir pour le mettre en présence d’une impossible réalisation. Selon lui – et il y reviendra tout au long de son œuvre –, on ne peut réduire l’inceste à la seule pathologie, car on a affaire ici à un symbole de la plus haute importance.
Dans Métamorphoses et Symbole de la libido, il considère que l’inceste symbolise le retour vers la mère, vers l' »enveloppe originelle », dans Psychologie du transfert qu’il est le principe organisateur du transfert, et dans Mysterium conjonctionis qu’il se trouve à la base de l’union des contraires, c’est-à-dire de l’émergence du soi.

L’attirance sexuelle pour un parent, dit Jung, serait banale si le désir incestueux n’était, qu’on nous passe le terme, qu’un « simple désir de coucher ». Le père ou la sœur, ou tous les autres, ne sont pas seulement convoités en tant qu’objets sexuels mais aussi en tant que porteurs de sens. Désirait-on donc les posséder pour posséder l’inconscient ? En fait, ce que l’on recherche au travers de la personne avec laquelle on voudrait commettre l’inceste, c’est une relation vivante avec l’inconscient. Comme cette relation passe toujours par un « retour à la mère » puisque la mère symbolise l’inconscient, l’inceste vise toujours la mère au travers de l’être désiré.
Mais l’inceste est une impossibilité non seulement sociale mais existentielle également. Par lui, se révèle la contradiction qui, dès notre enfance, institue l’humaine condition. Un passage à l’acte se traduirait, en effet, par un échec, car le désir qui, dans l’inceste, serait comblé porte un tout autre sens que celui qu’il désigne. (Coucher avec sa mère, ce n’est pas établir une relation privilégiée avec l’inconscient.) L’intégration de cette contradiction constitutive se réalise à la fois par le retour à la mère (conjonction) et par la séparation d’avec elle (différenciation). Le symbole maternel est un symbole crucial, il « ne remonte plus en arrière vers les commencements, il va vers l’inconscient en tant que matrice créatrice de l’avenir. »
Du mariage incestueux mais sacré des pharaons aux analyses qu’il exerce sur les affabulations de Miss Miller (Métamorphoses…) en passant par les alchimistes, Jung recense une documentation très fournie qui étaye sa thèse. Il montre qu’en opposition aux tabous de l’inceste, que presque toutes les civilisations ont connu, il existe des mythes, des contes et rituels qui lui confèrent une valeur positive, et en font un symbole important.