Par Jacques Drillon
11 octobre 2015
L’intégrale des enregistrements chez CBS du légendaire pianiste canadien sort en version remasterisée et agrémentée d’un « beau-livre ».
Névrosé jusqu’à l’os, c’est probable. Mais l’image, la fresque, d’un Gould autiste, ne mangeant qu’une demi-biscotte par semaine, fuyant tout contact humain et vivant la nuit dans un blockhaus, s’est lézardée, effondrée. Hypocondriaque ? La belle affaire ! qui ne l’est pas ? Il est d’ailleurs mort de son « mal imaginaire »… Angoissé ? Avons-nous de bonnes raisons de ne pas l’être ? Il n’aimait pas donner des concerts, prendre l’avion trois fois par semaine, sentir deux mille personnes devant lui : c’était bien son droit. Il aimait l’automne, la brume et la pluie – Baudelaire aussi les préférait. On s’amuse de sa crainte des microbes, mais on ne s’étonne pas que les Japonais grippés se promènent un masque sur le nez. Nous savons maintenant qu’il avait des maîtresses, des amis, qu’il aimait son piano comme un frère. C’était un homme.
Loin des salles, tranquille, à l’abri (non pas enfermé) dans son studio d’enregistrement, il a fait son métier. Réduit à la communication moderne (disque, télévision, radio, presse), il a créé de toutes pièces l’image qu’il désirait donner de lui ; et cela lui a réussi.
Il parlait d’ « extase »
Ce qui le fait différent, unique pour tout dire, ce n’est même pas son génie de pianiste, car les pianistes géniaux ne manquent pas – on trouve parfois qu’il y en a trop : on voudrait tant n’en aimer qu’un, et pour la vie. Ce n’est pas l’insolente clarté de son jeu (ses Bach) ; ni son oreille fabuleuse, qui nous permet d’entendre à notre tour, comme lui, ce qui avait toujours été caché ; ce ne sont pas davantage ses partis pris plus ou moins subversifs : jouer Mozart comme une machine à coudre, et Beethoven comme un Bach tardif. Ce qui le rend unique, c’est son bonheur.
Gould avait compris que la musique (ce qu’on appelle véritablement musique) est hors du monde, que c’est un autre réel, inaccessible aux lois habituelles de la nature. Et pénétrer dans ce monde tangent au nôtre le plongeait dans le ravissement. Il parlait d' »extase ». C’est « exaltation » qu’il fallait dire, enthousiasme, joie, fébrilité, euphorie, volupté, électricité. Il suffit de l’écouter : personne, hormis certains pianistes de jazz (Ellington), ne se rue sur la musique comme lui (Gould : le pianiste du désir), personne ne joue avec elle comme il le faisait, ne s’enivre à ce point de sa propre intelligence, de sa propre virtuosité, de la beauté qu’il produit. Artiste éclatant, rayonnant.
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