6/ La maladie impose une privation qui n’a pas cause humaine et fait de la mort une douleur

20 août 2003

Quand Camille eut seize ans et vécut son premier flirt, Marie lui mit en main un paquet de lettres, bien pliées avec un ruban autour. Des lettres d’amour, celles qui font mal, celles que l’on garde sans oser les lire de peur d’avoir encore plus mal. Camille en avait lu une puis, Marie les avait reprises et les lettres disparurent. Plus tard, elle en avait appelé à sa sœur Élisabeth pour connaître le contenu des lettres de sa mère et il semblerait qu’elle ait eu le droit d’en lire une de plus.
« Dis maman, c’était comment ton premier amour ?
–    Mon premier et mon grand amour s’appelait Amdad. Je l’ai rencontré en fac de médecine. Il venait le dimanche chez Papi et Mami.
–    Eh quoi ?
–    Tu sais, c’était la guerre d’Algérie, alors il est reparti se battre pour son pays.
–    C’est comme ça que tu es allée en Algérie ?
–    Oui, mais quand je suis arrivée, il était mort. »

Car elle avait l’angoisse de tout ce qui peut mourir, Claude était vieille ; paradoxalement, elle n’avait pas peur du cancer, car elle se sentait plus jeune : libérée du combat intérieur qui lui mangeait son énergie, de la confusion et de la détresse. Tout en remerciant la vie de ne plus avoir à l’organiser, sans ce poids lourd qui pesait sur ses épaules avant ses vingt-six ans, elle acceptait la mort. Georg l’en avait déchargé et elle en riait même parfois. Seule après leur séparation, elle glissait dans la baignoire. Maintenant, elle n’était plus seule, mais la mort ne l’avait pas lâchée. Elle ne pouvait désormais plus infliger à ses enfants et à leur père l’abandon, celui qui induisait la plus grande souffrance. L’abandon dont on ne peut faire le deuil alors que la mort oui. Le suicide, un abandon qui l’aurait dispensée d’accusation et l’aurait prise en pitié, mais la maladie impose une privation qui n’a pas cause humaine et fait de la mort une douleur – et Georg dirait : « qu’il faut accepter » car nous avons appris à le faire sans révolte.

Autres textes de l’Auteure obligatoirement anonyme

1/ Le cancer sans crier gare
2/ Un étrange compagnon qui n’était pas la mort
3/ « Ce qui ne me tue pas me rend plus fort. »
4/ Le cancer était comme une épée qu’elle s’était plantée dans le cœur
5/ Dans l’ordre de « l’infinie répétition du même »
7/ L’annonce du cancer
8/ Le sein allait disparaître

5/ Dans l’ordre de « l’infinie répétition du même »

19 août 2003

Camille considérait combien Georg avait souffert des intrusions maternelles et qu’il était conscient de vivre une tragédie. À perpétuité, il luttait contre une possible fin tragique. Au lieu d’écarter l’instrument de sa mort, il recommençait la même histoire avec une femme autre à chaque fois, souvent violée, et incapable de se défendre. À chaque nouvelle histoire, il franchissait de petites étapes supplémentaires, mais ses chaînes étaient si solides qu’elles ne pourraient se briser qu’avec la mort d’Hexe, son bourreau, auquel Camille pensait qu’il ne survivrait pas.

S’employer à extirper l’amour ne tombait pas sous le sens pour elle qui voulait donner. Claude acceptait bien de faire sa prise de conscience du moi d’abord, ce qui lui paraissait plus simple, mais elle souffrait, dans une amère lucidité, de cet orgueil qui la poussait à penser que d’elle seule elle pouvait être sûre. Son désir restait de se recentrer sur elle, sans égoïsme et d’accepter que son mensonge personnel resta de s’être persuadée qu’elle n’aimait plus Georg, que sa fable était navrante et elle essayait de la reléguer aux oubliettes. Cette duplicité était sa fuite, qui la pinçait dans la poitrine, la grignotait peu à peu et que pour l’interrompre, elle se devait de refaire le chemin, relire avec amour toutes les lettres, ne pas attendre cent ans et surtout les lire, pour accepter de s’être enfuie, de n’avoir pas tenu le coup, pour abolir ce que le temps avait installé, résolue à croire qu’elle avait rêvé cette histoire, qu’il ne lui avait jamais dit qu’il l’aimait. Se réapproprier les preuves pour se relever de l’anéantissement parce qu’elle avait fait mourir son histoire et elle de même. Puis, dans l’ordre de « l’infinie répétition du même », pourquoi pas ses filles à l’avenir ? En les dépouillant, le roman épistolaire, aux lettres incontournables qui aident à la recherche d’une réalité vécue et non réinventée, prenait corps.

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1/ Le cancer sans crier gare
2/ Un étrange compagnon qui n’était pas la mort
3/ « Ce qui ne me tue pas me rend plus fort. »
4/ Le cancer était comme une épée qu’elle s’était plantée dans le cœur
6/ La maladie impose une privation qui n’a pas cause humaine et fait de la mort une douleur
7/ L’annonce du cancer
8/ Le sein allait disparaître