Le témoignage poignant d’une survivante de l’attentat du Bataclan

Ajoutée le 15 févr. 2016

Caroline Langlade, commission d’enquête parlementaire

Devant la commission d’enquête parlementaire sur la série d’attentats du 13 novembre, Caroline Langlade, une survivante de la salle de concert et désormais vice-présidente de l’association « Life for Paris » a livré un récit émouvant.

Commission d’enquête relative aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015
Lundi 15 février 2016
Séance de 15 h
Compte rendu n° 2
SESSION ORDINAIRE DE 2015-2016
Présidence de M. Georges Fenech, Président
– Table ronde de victimes des attentats du 13 novembre 2015 : Association 13 novembre : fraternité et vérité ; Association Life for Paris – 13 novembre 2015 ; M. Grégory Reibenberg, dirigeant du restaurant « La Belle Équipe »
– Audition de Mme Françoise Rudetzki, fondatrice de SOS Attentats


M. Alain Marsaud. Cela est nécessaire, car Mme Langlade évoque une attente de trois heures, alors que M. Salines relate un article faisant état d’un délai de vingt-cinq minutes entre le repli du commissaire et l’arrivée des forces de sécurité !

Mme Caroline Langlade. J’ai envoyé un message sur Facebook pour prévenir mes proches au moment où nous avons été évacués du Bataclan, c’est-à-dire entre minuit quarante-cinq et minuit cinquante. La BRI venait alors de donner l’assaut final. Je me trouvais dans la loge qui donne sur le passage Amelot et devant laquelle les deux terroristes ont explosé suite à l’échange de coups de feu avec la BRI. Nous étions quarante dans cette salle de neuf mètres carrés où nous avons attendu pendant trois heures. J’ai communiqué plusieurs fois avec la police pour leur fournir l’ensemble des éléments dont j’avais connaissance – présence de plusieurs terroristes, nombre de personnes présentes dans la salle, propos échangés entre les terroristes – et pour obtenir des informations. En effet, lorsque l’on attend trois heures dans une salle sans pouvoir agir sur son propre sort, on se trouve dans une situation terrible.

Le réseau étant saturé, j’ai appelé ma mère à Nancy pour qu’elle contacte la police de la ville afin de transmettre des informations à la police de Paris. J’ai rappelé la police et ai fini par parler à un agent au bout de quinze minutes d’attente. Mon interlocuteur, un brigadier très humain, a pris le temps de me parler et m’a indiqué que les forces de police allaient bientôt intervenir. Nous étions enfermés dans cette loge depuis une demi-heure et dans laquelle l’un des terroristes tentait de pénétrer. J’ai fourni des informations au policier en chuchotant – j’avais déjà fait éteindre la lampe et fermer les fenêtres afin que le terroriste ne nous voie pas et ne tire pas dans l’interstice de la porte qui se formait après chaque à-coup qu’il donnait dans la porte – et l’ai supplié de ne pas raccrocher alors qu’il souhaitait répondre à d’autres appels pour conserver cette attache avec l’extérieur. Il m’a rassurée pendant cinq minutes supplémentaires, ce qui m’a permis d’apaiser à mon tour les personnes qui se trouvaient avec moi dans la loge en leur disant que les forces de l’ordre arrivaient.

Au bout d’une heure, j’ai rappelé la police en chuchotant puisque le terroriste était toujours derrière la porte, et mon interlocutrice m’a demandé de parler plus fort. Je lui ai expliqué ma situation, ce à quoi la policière a répondu que je bloquais la ligne pour une réelle urgence. Je ne vois pas ce qu’il peut y avoir de plus urgent que quarante personnes menacées d’une mort imminente. J’ai parlé un peu plus fort et tout le monde m’a demandé de me taire car je mettais la vie de tout le monde en danger. La policière s’est énervée et m’a raccroché au nez en me disant « Tant pis pour vous » ! L’idée n’est pas de pointer du doigt des institutions, mais il faut prendre en compte le fait que les gens gèrent plus ou moins bien l’urgence. Dans la loge, certaines personnes ont failli mener des actions individuelles qui auraient coûté la vie à tout le monde, mais on ne peut pas juger car personne, y compris parmi les professionnels, ne peut connaître son comportement dans de telles circonstances avant de les avoir vécues. Il convient néanmoins d’identifier ceux qui peuvent faire face à de tels événements, afin que les dysfonctionnements de ce soir-là ne se reproduisent pas.

M. Alain Marsaud. Pourquoi le terroriste n’est-il pas entré dans la loge alors qu’il sait que plusieurs personnes s’y sont réfugiées ? 

Mme Caroline Langlade. Il a tenté de pénétrer dans notre pièce, notamment en prétendant appartenir au groupe d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN) ; j’ai initié un vote à main levée pour ne pas lui ouvrir la porte, et la majorité de mes compagnons m’ont suivie. La porte était fermée, car lorsque nous avons investi cette loge, des garçons ont mis le canapé et le frigidaire devant la porte pour en empêcher l’ouverture. À chaque coup donné par le terroriste, nous tenions tous ensemble le canapé et le frigidaire pour que la porte reste fermée. Une solidarité extraordinaire s’est créée ce soir-là, et nous avons vocation à la faire perdurer parce que si nous avons vu le pire de l’être humain, nous en avons également vu le meilleur.

M. le rapporteur. Lorsque les forces de l’ordre sont arrivées, avez-vous voté à nouveau pour leur ouvrir ? Avez-vous tout de suite su qu’il s’agissait bien de la police ?

Mme Caroline Langlade. J’avais parlé à un haut responsable de la BRI à qui j’avais transmis des informations, mais je n’ai jamais été tenue au courant des modalités de l’intervention des forces de police. Le meilleur ami de l’une des personnes présente dans la loge a donné son téléphone au commissaire de la BRI, ce qui a permis d’établir une communication avec l’extérieur et d’aborder la question de l’ouverture de la porte. En effet, nous avons discuté pendant quinze minutes avec la BRI car nous refusions de l’ouvrir ; nous avons demandé un mot de passe pour pouvoir identifier les policiers de la BRI, mais devant le chaos qui s’était emparé de la loge, l’un de nos compagnons a pris un risque inconsidéré en ouvrant la fenêtre pour demander en hurlant si l’on pouvait sortir. Il aurait pu se faire tirer dessus, et l’entrée de la BRI dans la loge fut d’ailleurs le seul moment où j’ai cru mourir.

Trois mois après – 13 Novembre, réparer les survivants

Logo-Libé-sociétéPar Célian Macé
14 février 2016 à 20:12

Des liens se sont noués entre les rescapés du 13 Novembre, qui cherchent à surmonter le traumatisme en s’entraidant. Certains se sont regroupés au sein d’associations, comme Life for Paris

Vont-ils jouer Kiss the Devil pour conjurer les démons du 13 Novembre ? Le morceau d’Eagles of Death Metal, interrompu il y a trois mois quand Foued Mohamed-Aggad, Ismaël Omar Mostefaï et Samy Amimour ont commencé à mitrailler la foule du Bataclan, sera-t-il au répertoire du concert hommage de mardi à l’Olympia (lire ci-contre) ? La chanson est redoutée par les centaines de rescapés et de proches de victimes qui étaient présents ce soir-là. Pourtant, beaucoup seront dans la salle. Pour «vivre une autre fin», disent-ils. Pour être à nouveau réunis, ajoutent certains.
Ce besoin de collectif, après des moments d’horreur parfois vécus de façon solitaire, est si prégnant que, pour nombre de rescapés, il est devenu central dans le processus de reconstruction. Cédric Rey était à la terrasse du café du Bataclan le 13 novembre, pour boire une bière avec deux amis. Il a tout vu. Quand il raconte, il parle d’abord du bruit des coups de feu. « Ça ne ressemble pas à des pétards, comme on l’a beaucoup dit. C’est beaucoup plus sec, comme un bruit de caisse claire, se rappelle-t-il en tapotant sur une table basse le rythme des tirs. J’étais en train d’appuyer sur la plaie d’un blessé qui s’était effondré sur le boulevard quand j’ai relevé la tête. J’ai vu un type devant l’entrée du Bataclan se retourner. Il avait sa kalachnikov en bandoulière, elle était pointée vers moi. Au même moment, une femme est passée entre nous en courant : elle a pris les balles. » Quelques instants plus tard, devant les victimes qui agonisent près de la sortie de secours de la salle de concerts, Cédric « a commencé à buguer : mon cerveau s’est mis à déconner ».

« Tu y étais ? »

Quand il revient sur les lieux, moins de quarante-huit heures après, « sans savoir pourquoi, attiré inconsciemment », c’est en tremblant et « avec l’envie de vomir ». Face aux fleurs et aux bougies, une jeune femme, Naomy, est en larmes. « Tu y étais ? » demande-t-il. Hochement de tête. Entre les passants et les camions de télévision, les deux rescapés se racontent leur soirée à toute allure, dans un long souffle, sans s’arrêter de pleurer. « Le soulagement était immense, indescriptible. J’ai compris que c’était pour ça que j’étais revenu, pour retrouver quelqu’un qui était là. J’y suis retourné toutes les nuits, pendant trois semaines, dans l’espoir de trouver d’autres personnes. »
Cédric et Naomy sont parmi les premiers rescapés à s’être retrouvés. Maillon initial d’une longue chaîne qui, de mois en mois, va former une communauté. Celle qui sera réunie à l’Olympia mardi. « C’est une réaction normale. Au départ, ça aide de comparer son expérience », explique Asma Guenifi, psychologue de l’Association française des victimes du terrorisme (AFVT), qui suit 25 rescapés du 13 Novembre. « C’est comme regarder dans un miroir, précise Lydia Vassallo, qui a survécu à la tuerie du Bataclan. Avant, je ressentais du dégoût. Je pensais : « Comment as-tu pu t’en sortir alors que les autres sont morts ? » Me rendre compte que d’autres pensaient la même chose, ça m’a fait du bien. » Le soir du concert, Lydia s’est retrouvée coincée avec son amie, Laure Claverie, contre une barrière, devant la scène. « Tout le monde était couché, recroquevillé, mais moi je ne pouvais pas : mon genou était coincé par les corps, raconte-t-elle. Ils ont eu le temps de recharger six fois. Je pouvais juste pencher la tête sur la barrière. Je me préparais mentalement à mourir.»
Lydia a commencé à se reconnecter aux autres rescapés quelques semaines plus tard, via Facebook. L’appel posté le 1er décembre par Maureen Roussel, une rescapée, intitulé « Life for Paris », a été le nœud autour duquel s’est peu à peu tissé un réseau de solidarité. De façon spontanée, Life for Paris est devenu une page réservée aux témoignages des survivants. Aujourd’hui, elle compte 515 membres, et plus de 160 personnes ont raconté leur nuit du 13 Novembre. « On a créé un forum à côté pour classer les récits, détaille Flo, 46 ans, dont le meilleur ami, blessé à l’abdomen et à la jambe, est toujours hospitalisé. Il y a les rubriques fosse, balcon gauche, balcon droit, bar, régie son, stand, loge gauche, bureau, toit, cave, toilettes, etc. Le but, c’est que les gens qui ont partagé quelque chose puissent se retrouver. » La reconstitution minutieuse des événements « est devenue une nécessité pour évacuer, ajoute Laure. Comprendre permet aussi de surmonter ce qui s’est passé ».

« Se faire des câlins »

Le 6 décembre, Cédric Rey, qui a vu arriver les terroristes, a posté son texte « après avoir hésité pendant des heures ». « Je disais notamment que j’étais désolé d’avoir laissé rentrer les tueurs dans le Bataclan. Immédiatement, des gens ont répondu, des messages de soutien de partout. Ça m’a fait un bien fou. Mon sentiment de culpabilité s’est apaisé. »

Le 14 décembre, les membres virtuels de Life for Paris se sont revus pour la première fois « en vrai », à l’Indiana Café, près de la place de la Bastille. « On a tous chialé. Moi, voir les gens se faire des câlins, je trouve ça pathétique d’habitude, mais là, c’était beau, on n’a pas arrêté », se souvient Cédric. Lydia, elle, a attendu le 25 décembre. « La première fois pour moi, c’était devant le Bataclan. Il y avait trois survivants. On a nettoyé les bougies. Je me suis sentie plus complète. Y retourner, c’est commencer à ramasser ce qu’on a laissé derrière nous. Si je pouvais, je crois que je retournerais même dans la salle, pour aller jusqu’au bout », dit-elle. « Avec les proches, on ne peut pas parler comme avec les autres survivants, ajoute son amie, Laure. On sait qu’ils ne comprennent pas tout à fait, et puis, on a peur qu’ils pensent qu’il est temps de passer à autre chose. »

En janvier, la page Life for Paris s’est constituée en association. En parallèle, une autre s’est créée : 13 Novembre : fraternité et vérité, fondée par Georges Salines, qui a perdu sa fille au Bataclan. Celle-ci regroupe des rescapés mais aussi des familles de victimes, du Bataclan et de tous les autres lieux des drames. « Notre but, c’est d’avoir plus d’informations sur ce qui s’est exactement passé. Beaucoup d’entre nous ont besoin de savoir, explique le vice-président. On essaie aussi de s’entraider, en faisant circuler les informations utiles. Il faut les chercher, aucune structure de l’État n’existe pour nous orienter. » Life for Paris s’est aussi transformé en plateforme d’aides. Les premiers membres de la page conseillent désormais les nouveaux arrivants, notamment pour toutes les questions pratiques. Du choix d’un psychologue au remboursement des frais de santé en passant par l’indemnisation du Fonds de garantie ou la constitution de partie civile, les rescapés orientent les rescapés dans ce qui ressemble, pour certains, à un cauchemar administratif. Life for Paris devient une plateforme d’entraide active vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

« Soulagement à court terme »

« Urgent, il y a quelqu’un dans le secteur du Bataclan ? écrit ainsi Cédric Rey il y a quelques semaines sur la page Facebook. Un membre du groupe est en crise. » Aussitôt, des soutiens affluent. Quelques heures plus tard, ils sont une dizaine de rescapés à boire l’apéro autour du membre en question. « On va devenir des pochetrons, sourit Flo. On a besoin de se voir. On a enfin trouvé un réconfortant. » Le réseau sert de relais à des initiatives quasi quotidiennes : anniversaires, cérémonies, sorties, visites aux blessés, concerts… « Il ne faut pas oublier que les gens étaient là pour voir Eagles of Death Metal, ils ont en commun un état d’esprit rock, qu’on retrouve dans le noyau dur du groupe. »

Trois mois après, « pour certains, les symptômes post-traumatiques commencent à s’estomper, constate la psychologue de l’AFVT, Asma Guenifi. Mais la progression n’est pas linéaire. Et le rythme de la reconstruction est très variable d’une personne à l’autre. Cela prendra parfois des années. Et, pour dire la vérité, certaines personnes n’y arriveront jamais ». L’onde de choc nationale de l’attentat a aussi des effets pervers pour les victimes. « Le contexte extérieur agit sans cesse sur leur vie psychique. L’état d’urgence ravive leurs craintes : ils sont dans un état d’hypervigilance, c’est épuisant, rappelle la thérapeute. Pourtant, peu à peu, ils se sentent décrochés de la société française qui, après avoir vécu un choc, veut tourner la page. C’est aussi pour cela qu’ils se tournent vers les autres rescapés, qui remplacent le premier cercle de la famille ou des amis, avec qui ils se sentent en décalage. »

Ce décalage peut être une cause de souffrance. Cédric Rey en convient : « C’est bizarre, mais des fois, j’aimerais revivre le soir des attentats. L’après aussi, qui était incroyable. Tu n’as pas envie de sortir de ce truc si fort. » Clara Duchet, psychanalyste et chercheuse spécialisée dans les traumatismes violents collectifs, l’explique par ce phénomène de « fascination d’avoir vécu quelque chose de hors du commun » : « C’est très délicat, mais certaines personnes ne peuvent pas s’empêcher de ressentir une forme d’excitation liée à la scène traumatique, explique-t-elle. Le groupe procure un soulagement à court terme. Au début, c’est très aidant, mais il y a aussi des risques. Notamment celui de se construire une identité de victime. »

« C’est malsain »

Le 13 novembre, quand la tuerie a commencé, Guillaume Munier s’est enfermé avec sa copine dans des toilettes, à l’étage du Bataclan. « Ils tiraient dans le couloir. J’étais couché par terre, je bloquais la porte avec mes pieds. Dans le noir, on entendait les sons de façon décuplée. J’avais des oreilles bioniques, je captais tout. » Trois mois plus tard, il dit être toujours « sur le qui-vive auditif » : « Je vois un psy du Val-de-Grâce tous les dix jours, mais là, je me verrais bien arrêter. » Comme la plupart des rescapés, il a eu la curiosité de rejoindre Life for Paris. « Je respecte le boulot qu’ils font, mais ce n’est pas du tout ce dont j’ai besoin. Moi, je suis dans l’inverse, il faut que je revoie mes potes d’avant, ma famille, dit-il. Les rescapés, on est habités par le même truc, d’accord, mais le ressasser tout le temps, ça me tire vers le bas. C’est malsain : ça peut tourner au morbide. » A l’Olympia, pourtant, des centaines de rescapés seront là pour revoir Eagle of Death Metal et « transformer le scénario ». Selon Flo, « le besoin est trop fort : ils ont besoin de compléter le puzzle ».

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