Migrants : l’urgence thérapeutique

Migrants : l’urgence thérapeutique
28/11/2017
Par Sophie Viguier-Vinson
Poussés à l’exil par les conflits, la pauvreté et l’espoir d’une vie meilleure, les migrants arrivent après un long parcours. Beaucoup sont blessés, brisés, désespérés parfois. Quelle réponse pour les aider ?
Plus de 200 000 migrants sont accueillis chaque année en France et leur état de santé, physique autant que psychique, préoccupe. Leur souffrance morale n’est pas nouvelle et vient de faire l’objet d’une étude menée sur dix ans par le Comité pour la santé des exilés (COMEDE). L’idée était de mesurer la corrélation entre les violences subies, les conditions de vulnérabilité sociale et les troubles psychiques importants. « Entre 2012 et 2016, 62 % des personnes accueillies ont déclaré des antécédents de violence, 14 % des antécédents de torture et 13 % des violences liées au genre et à l’orientation sexuelle », rapporte l’enquête. De quoi expliquer une prévalence des troubles graves qui s’élève à 16,6 % et touche majoritairement les femmes, plus exposées aux violences. Il s’agit principalement de syndromes psychotraumatiques, de traumas complexes, de tableaux dépressifs amplifiés par la détresse sociale à l’arrivée sur le territoire français. Sans parler des pathologies moins aiguës, du mal-être plus discret mais qui empêche aussi de se reconstruire. Le rapport conclut sur la nécessité de mieux prendre en compte les questions de santé mentale des exilés, en intégrant les besoins spécifiques dans un parcours de soins stabilisé. Mais comment ? Bien des ressources sont déjà déployées, d’autres sont à trouver.

Détresse sociale, la caisse de résonance psychique

Une plainte de nature diverse, des symptômes physiques et psychiques repérés par des travailleurs sociaux ou des médecins généralistes, et la personne en situation d’exil peut être amenée à consulter un centre comme le COMEDE. « La prise en charge est pluridisciplinaire, par une équipe composée de d’infirmières, de médecins, de psychologues, d’assistantes sociales, de juristes…, décrit Laure Wolmark, psychologue et co-auteure de l’étude. C’est important pour tenter de parer les facteurs de vulnérabilité sociale co-dépendants des maux du corps et de l’esprit, tels que la faiblesse des ressources financières, l’absence de logement et de couverture maladie, les difficultés d’accès à l’alimentation, l’isolement… La prise en charge doit être globale. »
Et après un bilan clinique, un suivi psy est parfois proposé, avec des séances de 30 à 45 minutes pendant 14 mois en moyenne. Les espaces de parole et d’élaboration sont encadrés par des praticiennes d’orientation psychanalytique, principalement. « Peu à peu, les symptômes diminuent, les cauchemars sont moins fréquents… », observe souvent la psychologue. À condition qu’une demande d’asile ne soit pas rejetée dans l’intervalle, ou qu’une délocalisation en région ne soit pas imposée. Dans le premier cas, c’est le coup de trop : la décompensation et le risque de suicide ne sont pas rares, quand tous les espoirs s’envolent. Dans le second, le suivi est rompu, les patients n’ont parfois même pas la possibilité de prévenir le thérapeute, de faire une dernière séance et d’organiser la prise en charge ailleurs. « De plus en plus de centres d’accueil se situent hors de l’Ile-de-France, où les structures de santé mentale sont éloignées et ne sont pas toujours habituées à accueillir ce public. Le recours à l’interprétariat professionnel est trop rare, et quand on ne peut même pas se comprendre, rien n’est possible », ajoute Laure Wolmark.
Au centre médico-psychologique Minkowska de Paris, l’équipe note les mêmes retentissements des difficultés sociales, en termes d’hébergement ou d’absence de perspective d’insertion professionnelle, sur la santé mentale. « À la différence près que les traumatismes sont d’une intensité nouvelle. Les personnes arrivent souvent de zones de conflit extrêmement violentes et les conditions de l’exil se sont aussi dégradées », observe Marie-Jo Bourdin, directrice adjointe et assistante sociale clinicienne. Elle souligne d’ailleurs qu’une demande de nature sociale, pour l’amélioration des conditions de vie en France, ne doit pas masquer une détresse psychique grave qui n’est pas forcément mise en avant par le plaignant.

Autre culture, autres enjeux thérapeutiques

Tenir compte des besoins spécifiques des exilés dans le parcours de soins, comme le suggère le rapport du COMEDE, implique, bien souvent, de situer la blessure dans la culture d’origine. Ce que permettent les consultations de psychiatrie transculturelle du Centre Minkowska. L’anthropologue Stéphanie Larchanché a pu ainsi écouter le récit de Mme O., d’abord suivie médicalement pour des règles hémorragiques et sur le plan psychiatrique.
La patiente a fui le Ghana voici deux ans, où elle a été abusée par son père pendant vingt ans. Elle prête à celui-ci un grand pouvoir, que lui conférerait la magie du totem familial de la panthère. Elle rapporte qu’il la visite encore aujourd’hui en rêve pour la punir. L’expert est là pour accueillir ses croyances avec bienveillance en dépassant le clivage entre une tradition perçue comme irrationnelle et notre monde occidental admis comme rationnel. L’occasion de laisser librement Mme O. se référer à ses représentations pour travailler sur l’emprise, l’amener à évoquer ce qui l’aide à s’en délivrer, comme certaines prières évangéliques, mais aussi à mieux accepter les soins de type occidentaux et les médicaments proposés. L’apaisement vient peu à peu. « Dans tous les cas, on part des ressources psychiques existantes, du potentiel de résilience, qui a déjà pu s’exprimer ici dans l’élan vital de Mme O, lui ayant permis de se soustraire à son père, explique la psychiatre Maria-Vittoria Carlin du centre Minkowska. Cette force est bien là, indépendamment de la culture, et il faut l’activer, sans enfermer la personne dans ses représentations, ni l’assigner à son statut de réfugié ou de victime ». Au point que l’on affirme s’intéresser d’avantage à l’individu, dans ce qu’il a de plus personnel, d’intime et d’universel à la fois.
Ce n’est pas la seule façon d’intégrer la dimension culturelle à la thérapie. Au Centre universitaire d’aide psychologique Georges Devereux (Paris) fondé par Tobie Nathan, où l’on accueille des migrants depuis plus de trente ans, la pratique de l’ethnopsychiatrie entend aller plus loin sur ce point. La présence de médiateurs culturels y est primordiale. « Pour se comprendre, échanger bien sûr, pour rejoindre l’autre dans son univers, puisqu’en matière de souffrances psychiques et pratiques thérapeutiques, certains concepts n’ont pas d’équivalent, ne sont pas traduisibles d’un monde à l’autre », explique la psychologue Nathalie Zajde (3). Selon elle, le soin de patients venus d’ailleurs n’est tout simplement pas possible sans ces médiateurs ethno-cliniciens, souvent psychologues et issus de la même zone géographique que la personne reçue.
Le suivi thérapeutique des réfugiés se voit ainsi en perpétuelle évolution. Comment faire mieux ? En multipliant les formations transculturelles et le nombre d’interprètes notamment. Une bonne nouvelle, la Haute Autorité de santé vient justement d’émettre des recommandations sur l’interprétariat dans le domaine de la santé et un « référentiel de compétences, de formation et de bonnes pratiques ». En espérant que les financements suivront pour doter les structures de ces professionnels, à proximité des centres d’hébergement dans toute la France.


2. « Violence, vulnérabilité sociale et troubles psychiques chez les migrants/exilés », 2007-2016, Comede, Hôpital de Bicêtre, Le Kremlin-Bicêtre. Bulletin épidémiologique hebdomadaire n°19-20, 5 septembre 2017

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