Vague de suicides dans la police : Facebook au secours des fonctionnaires en détresse

Affiche Etre fort c'est aussi demander de l'aide
Facebook au secours des fonctionnaires en détresse

Par Nicolas Jacquard
Paru dans le Parisien le 6 janvier 2020 à 18h13
Alors que le nombre de suicides dans la police a bondi de près de 70% en 2019, une page Facebook créée par des policiers vient en aide à ceux susceptibles de passer à l’acte.

En 2019, 59 policiers se sont suicidés, faisant de cette année l’une des plus sombres en la matière.

Il s’est donné la mort dans la nuit du 29 au 30 décembre. Vers 2 heures du matin, ce policier de 39 ans s’est éloigné de ses collègues du centre d’information et de commandement (CIC) de Nanterre (Hauts-de-Seine). Puis « s’est assis dans un fauteuil et a tiré avec son arme de service », comme l’a décrit la procureure. Ce père de deux jeunes enfants a laissé trois lettres pour expliquer son geste, « l’une pour son épouse, une autre pour ses collègues et une troisième pour sa hiérarchie dans laquelle il fait état des difficultés générales de la police ».

Un passage à l’acte aux origines par définition multifactorielles, emblématique de ce mal insidieux qui ronge plus que jamais l’institution. Ce fonctionnaire a ainsi porté la macabre comptabilité à 59 morts, faisant de 2019 l’une des années les plus sombres en la matière, 35 suicides ayant été enregistrés l’année précédente dans la police nationale, 1100 depuis 1996.

SOS policiers en détresse

59, c’est également peu ou prou le nombre de vies qu’une association estime avoir sauvées au cours de cette même année. SOS policiers en détresse, c’est son nom, n’a qu’un peu plus d’un an d’ancienneté, mais se targue déjà d’un bilan honorable. Cette structure, montée par des policiers pour des policiers, vient en aide à « ces collègues qui se trouvent perdus dans un brouillard que l’on essaie de dissiper ». Des policiers « tellement à bout qu’ils n’arrivent plus à réfléchir ». Qui « flirtent avec le démon », comme Marie (le prénom a été modifié), ressassant « les idées noires », se disant que si elle se « pendait dans l’escalier du commissariat », peut-être que cela lui « apporterait la sérénité [qu’elle a] perdue », comme elle l’a confié en ligne.

« Nos collègues nous font confiance »

À l’origine, SOS policiers en détresse n’était qu’un groupe WhatsApp d’une dizaine de fonctionnaires. Le 12 novembre 2018, le suicide de Maggy Biskupski leur fait l’effet d’un électrochoc. Plusieurs d’entre eux étaient proches de la porte-parole de la Mobilisation des policiers en colère (MPC). Ils montent alors une page Facebook, strictement réservée aux policiers, qui compte aujourd’hui près de 5000 inscrits.

Jour et nuit, ils sont maintenant une quinzaine à se relayer derrière les claviers, fédérés par le réseau virtuel. « Nous ne sommes pas des psys, on a nos limites, reconnaît Yohan, le président. Mais nos collègues nous font confiance. Grâce à Facebook et notre maillage national, nous pouvons être efficaces. »

Lui travaille dans un « groupe atteintes violentes » des Yvelines. Christophe, son « adjoint », est en brigade anticriminalité à Dijon (Côte d’Or). Gaëlle, la secrétaire, en poste dans un commissariat du Val-de-Marne. Tous, au cours de leur carrière, ont été confrontés à la mort. « Le paradoxe, c’est qu’on a perdu plus de collègues à cause de suicides qu’en lien avec une intervention », soupire Christophe.

« La peur de passer pour des faibles »

Ce fonctionnaire expérimenté a toujours en tête cet équipier qui, « un soir, s’est tiré une balle. » Passé le temps du deuil s’est installée « la culpabilité de ne rien avoir vu venir. Vous êtes huit heures par jour avec quelqu’un, et vous vous dites : comment j’ai pu ne pas me rendre compte ? » La première raison, c’est peut-être cette tradition, dans la maison police, de ne pas étaler ses états d’âme. « Les gens ont peur de passer pour des faibles ou des cas sociaux », décrypte Gaëlle. Récemment, des affiches ont été placardées dans les commissariats, rappelant justement qu’« être fort, c’est aussi savoir demander de l’aide ».

Depuis 1996, année déjà noire en matière de suicides policiers, un service de psychologie préventive existe dans la police (NDLR : un numéro d’écoute, 0805 230 405, est accessible). Mais là encore, « nos collègues ont souvent peur d’y aller, se disant qu’ils risquent d’être désarmés », note Christophe. Sans compter qu’en province, les bureaux des « psys » sont bien souvent installés au cœur des commissariats, au vu et au su de tous… Des professionnels qui sont généralement débordés. « Vous pouvez avoir un psy pour trois départements », reprend Christophe. Le ratio est connu : un psychologue pour 1822 policiers. « À Paris, c’est pareil, soupire Gaëlle. Depuis l’attaque de la Préfecture de police, ils sont overbookés. » En août dernier, son appartement a brûlé. « Le premier rendez-vous proposé était pour le 16 septembre. Le suivant a été annulé. »

De son côté, si elle voit d’un bon œil « toute possibilité pour un policier de trouver du soutien, y compris en dehors de l’institution », la direction de la police nationale rappelle qu’elle a mis sur pied au printemps une cellule alerte prévention suicide (CAPS). Pilotés par une société extérieure – gage de confidentialité -, 70 psychologues se relaient 24h/24. Ils ont traité environ 300 appels depuis septembre.

Libérer la parole

Facebook aussi permet donc une véritable réactivité. « L’un des premiers avec lequel j’ai échangé, c’était un collègue qui était en larmes, se souvient Yohan. On a parlé jusqu’à 2 heures du matin. Le lendemain, il m’a dit : tu m’as sauvé la vie. Il m’a avoué qu’il avait une lame de rasoir en main tout au long de notre discussion, et qu’il voulait voir couler son sang. »

Une autre fois, l’un était prêt à sauter d’un pont. « Je n’ai rien fait d’autre que de prendre le temps de l’écouter, et il a renoncé, évoque Christophe. Libérer la parole, laisser les gens se confier, c’est essentiel. » Monica (le prénom a été modifié), elle, se revoit dans le vestiaire, « en pleurs à regarder [son] arme ». Depuis, les centaines de messages de soutiens postés sur Facebook l’ont ramenée du bon côté, débouchant notamment sur de précieuses amitiés « qui apportent bien plus que d’autres soutiens proposés ».

Souvent, les membres de SOS policiers doivent aussi savoir lire entre les lignes. Comme lorsque Rosie (le prénom a été modifié) leur écrit : « Prenez soin de vous parce que la vie ne tient qu’à un fil… » « Nos échanges sont confidentiels, explique Gaëlle. Mais en cas de danger immédiat, on fait ce qu’il faut pour qu’il y ait une intervention. » Pour la secrétaire de SOS policier en détresse, la base est de « permettre à nos collègues de vider leur sac. Ce par quoi ils passent, beaucoup d’entre nous l’ont vécu. On sait de quoi on parle. » « On a coutume de dire que les policiers sont les éboueurs de la société, complète Yohan. Le problème, c’est qu’il n’y a rien, ou pas assez, pour nous laver les mains. »

Ce père de famille garde en mémoire plusieurs de ses interventions, comme celle où une mère de famille avait empoisonné ses deux enfants. « Comment éviter de faire un transfert ? », s’interroge-t-il, prônant la mise en place d’un suivi psychologique obligatoire. En attendant, SOS policiers en détresse pare au plus pressé. « Ce n’est pas toujours évident à gérer pour nos conjoints », reconnaît Christophe. S’il avoue n’avoir pu « couper que quatre jours cet été », il assume : « c’est la vie de quelqu’un qu’on a au bout du fil. »

Pour joindre l’article du Parisien, cliquez sur L’image

Face au suicide dans la police, comment l’entraide s’organise

Groupe Facebook
MIGUEL MEDINA via Getty Images
L’attaque de policiers à Viry-Châtillon avec des cocktails Molotov a été l’un des déclencheurs de la mobilisation des fonctionnaires et de leurs proches contre la souffrance au travail.

02/10/2019

Groupes Facebook, mobilisation des compagnes et compagnons, travail associatif en faveur de la santé mentale… Certains œuvrent depuis des mois contre la souffrance au travail.

Par Paul Guyonnet
SOUFFRANCE AU TRAVAIL – Les policiers de France et ceux qui les côtoient sont à bout. Selon un décompte tenu par des associations, le “compteur de la honte” de ceux qui se sont suicidés depuis le 1er janvier a déjà atteint 52 morts. Soit une dizaine de plus que sur toute une année dite “normale”. En réponse, l’intersyndicale a appelé à une “Marche de la Colère”, ce mercredi 2 octobre, dans les rues de Paris.
Mais sur Internet, les “collègues” comme ils aiment à s’appeler, n’ont pas attendu l’appel des organisations syndicales pour se mettre en ordre de marche face au suicide. Via des associations et surtout les réseaux sociaux, les initiatives pullulent pour prendre soin de la santé mentale des policiers. Et à chaque fois ou presque, elles émanent des concernés et de leurs proches.

Une “hotline” Facebook pour des policiers, par des policiers

“Regroupons-nous et tentons ensemble d’enrayer ce fléau qui nous touche tous de près ou de loin.”

Voici les quelques mots que découvre sur Facebook un internaute qui tenterait de rejoindre “SOS Policiers en détresse”, la page aux plus de 4500 membres lancée il y a moins d’un an. L’une des plus actives de la “flicosphère”.
À l’automne dernier, après un énième suicide dans la “boîte”– le surnom de la Police nationale –, plusieurs initiatives ont vu le jour sur Facebook. L’idée était notamment de donner naissance à une ligne verte qui serait tenue par des policiers, pour des policiers. Et au mois de novembre 2018, deux jours avant le suicide de Maggy Biskupski, la fondatrice de la MPC (pour Mobilisation des policiers en colère) qui alertait justement sur la souffrance dans la profession, le groupe “SOS Policiers en détresse” a été créé. Porté par ce hasard malheureux du calendrier, il a très rapidement grandi. Désormais, les membres s’impliquent, contribuent, interagissent.
Après avoir connu la détresse psychologique et même songé à la mort, un membre raconte au HuffPost qu’il a réussi à se reconstruire, plus fort encore. Et qu’il a décidé de mettre son expérience au service des autres. Depuis, il passe beaucoup de temps dans le groupe.

“Vu la solitude et la méfiance dans lesquelles je me suis trouvé à un moment, je me suis dit qu’il fallait que ce soit des flics qui aident des flics. Parce que personne d’autre ne peut le faire, parce que personne ne sait ce que c’est.”

Parmi les membres, tous n’ont pas connu personnellement la dépression, la détresse au travail, le burn out. Un policier contacté par le HuffPost explique par exemple avoir découvert ces maux par la souffrance de son épouse, qui évolue dans un tout autre milieu professionnel et qui a été arrêtée pendant de longs mois. Aujourd’hui, l’objectif est de faire avancer la cause, de peser au sein de la profession, de faire savoir aux collègues qu’ils ont un endroit où se confier et où trouver soutien et réconfort. “Dès le départ, le but était de découler sur une association”, nous explique un membre de la page. “De là à imaginer que j’allais rencontrer des gens qui allaient s’impliquer autant…”
Car aujourd’hui, de simple groupe de discussion, “SOS Policiers en détresse” est devenu un “safe space”, une “hotline” à même de répondre aux cas les plus délicats, un annuaire de spécialistes ainsi qu’une association loi de 1901.

“Pratiquement tous les jours, un collègue poste un truc pour dire que ça ne va pas. Et en deux-trois heures, il y a 60 à 70 commentaires pour dire que ça va aller, qu’il pourrait faire ci, ou ça…”, nous détaille un membre. “On se tend la main, on se prête une oreille attentive, on s’entraide dans différentes démarches. On fait ce qu’on peut pour se rassurer, pour s’assister.”

“J’ai appris qu’elle avait une lame de rasoir dans la main”

Un fonctionnement entre policiers qui produit de grands effets. “Il y a quelque temps, une collègue m’a sollicité pour me parler en pleine nuit, parce qu’elle n’allait pas bien”, nous raconte l’un des membres de “SOS Policiers en détresse”.

“Je discute un peu, et sentant qu’elle reprend le dessus et qu’elle se calme, on se quitte. Le lendemain, elle me recontacte pour me remercier, m’explique que je lui ai sauvé la vie. Lui répondant que je n’avais pas fait grand chose et qu’on avait juste discuté, ou plus précisément que je l’avais surtout écoutée, j’ai appris qu’elle avait une lame de rasoir dans la main et qu’elle voulait ‘juste voir couler son sang’. Depuis, elle va beaucoup mieux, et on est toujours en contact.”

Quelques mots, et une vie sauvée.

Pour joindre l’article, cliquez sur la photo