Lettre ouverte…

Du haut de ses 14 ans, elle avait posément dit que peut-être c’était mieux de divorcer, si la famille en était là ? Le regard outré de sa mère lui a promis des jours sombres. Son père a réagi autrement : « la famille ? Quelle famille ? »
Alors c’est évidemment difficile d’écrire une lettre ouverte à cette famille qui n’en est pas une, ne l’a jamais été, n’est même pas décomposée ou dépareillée. Lettre ouverte, cependant, à quelques-uns – et à quelques autres.
La main d’une enfant court sur le haut dossier d’un fauteuil et le chaton, aussi jeune qu’il soit, ne perd pas de vue un seul instant les doigts qui pianotent en se déplaçant rapidement. Il mange à peine seul mais il est déjà à son affaire devant ce qui se présente comme une proie. Il anticipe le mouvement, s’élance, fulmine quand il rate le saut, maudit sa taille, il recommence, ajuste et plante enfin ses griffes encore tendres en écarquillant les yeux, en mordillant avec conviction, comme un grand, de ses dents toutes neuves. Quel bonheur ! On recommence ?
On recommence, encore et encore. Elle pensait être seule au monde avec ce chaton.
Une voix : tu veux le reprendre ? Il y a à peine 2 ans elle avait inventé une histoire, elle était revenue de l’école en disant que l’institutrice lui ramènerait un chaton le lendemain, c’était comme ça, elle l’avait choisie. Elle avait cru que tout le monde goberait cette histoire, elle-même y croyait tant elle espérait avoir auprès d’elle une petite boule de tendresse. Mais personne ne l’avait crue, la mère avait téléphoné le soir même à l’institutrice et démonté son rêve en quelques secondes, tous l’avaient accusée de mensonge et l’institutrice lui en avait voulu, elle qui était heureuse d’avoir trouvé comment se débarrasser de ce chaton.
Alors c’est étrange : tu veux le reprendre ?
Encore un cadeau pour elle, elle n’a même pas eu besoin de le demander. C’est comme ça avec sa préférée. Est-ce qu’ils savent ce qui lui vaut d’être à cette place ? L’ambiance est plus que morose à la maison. Depuis des années, il trompe sa femme avec une plus jeune du village, qu’il a imposée comme marraine de sa fille, avec qui il passe ses week-end, ses vacances. Quand il revient, tard le soir, on dit qu’il arrive : « le v’là ». La mère cache les revues, engueule sa fille en lui rappelant qu’elle est priée de se taire sur ce qu’ils ont fait pendant la journée, parce que même si elle ne parle pas, même si elle n’a rien à dire parce que rien ne s’est passé, elle est la « rapporteuse ». Tous coupables, toujours. « Il est là ». Les deux frères et elle s’asseyent dans le divan. Plus personne ne bouge, plus personne ne parle. Ça se distille très tôt, la peur et ça s’entretient (on tue un chien, on gueule, on renverse tout ce qui est sur la table, on frappe, on éclate une bouteille sur un mur, … avec le sourire, toujours). Rien de tel pour enfouir toute envie de vivre.
Ce dimanche-là, ils sont revenus de chez les grands-parents comme d’habitude, en bus, mais elle portait avec précaution une petite boîte en carton. De temps en temps le chaton se plaignait, soudain arraché à la tranquillité de ses premières semaines. C’est la mère qui a décidé comment on l’appellerait : Minouche. Elle n’aimait pas mais elle n’allait pas faire la fine bouche : elle a su ce jour-là que le nom convenu pour tous ne veut rien dire, il y en avait déjà des dizaines d’autres qui se bousculaient dans son esprit, elle les réservait à leur intimité. Secret d’enfant. Dès la seconde nuit, le chaton avait gagné une autre partie : il pouvait rester auprès d’elle, dormir dans son lit, dans le creux de son épaule, bien au chaud. Quelques nuits de bonheur. Revenir à la maison après l’école vite, avec plaisir. Laisser les pensées vagabonder avec cette petite vie pétillante. Sentir la douceur des caresses réciproques. Un temps très vite compté.
Un cadeau, ça se mérite. Des années de black out.
La chambre était un couloir : ouverte à tous, à tout moment puisqu’il fallait la traverser pour gagner la salle de bains, la toilette et sur le côté la chambre des parents. Un couloir un peu élargi, de quoi mettre un lit, une petite table de chevet et contre l’autre mur, une garde-robe. Pour emménager dans cet appartement et quitter la maison dite trop grande, où chacun avait de l’espace, un jardin, le chien un enclot, au retour de ses vacances il a confectionné des boulettes meurtrières puis s’en est allé. Son chien a agonisé pendant des heures en hurlant, sous le regard de son fils aîné et de ses parents. Dans la soirée il a téléphoné à sa femme pour lui demander si son chien était mort. Elle ne comprenait pas, elle a téléphoné à ses beaux-parents. Longtemps après l’aîné allait se souvenir avec horreur de cette scène. Plus de chien, on pouvait donc emménager dans cet appartement…
Il a commencé en s’asseyant sur le bord du lit, quand tout le monde était couché, quand sa fille était sensée dormir. Ce n’était pas le chaton qu’il caressait et il ne s’est pas contenté de s’asseoir.
Il s’allongeait sur elle, bandait en la trifouillant des doigts. Elle préférait fermer les yeux : ça va forcément l’arrêter. Il l’engueulait le matin parce qu’elle ne savait pas se lever, parce qu’elle mangeait trop lentement, il l’engueulait parce qu’elle travaillait moins bien. Il lui est arrivé de la sortir du lit pour la gifler parce qu’elle lui résistait. Elle ne bande pas, ne chauffe pas, au contraire, reste glaciale et doit le payer chaque jour. Etrangement il lui a fallu des années avant de comprendre pourquoi il jubilait lors des humiliations, des engueulades, des promesses jamais tenues. A 13 ans ça ne se met pas en équation, à 13 ans elle voudrait juste que sa vie soit comme autour d’elle, avec une famille sans trop d’histoire où on s’aime et se déteste gentiment. Mais il n’y a que le caprice bêtement sexuel, le caprice sexuel d’une bête, qu’elle veut ignorer et qui pourtant lui répond les règles de ce qui fait le chaud et le froid.
Pendant des années il lui est arrivé souvent de s’évanouir devant son père. Ça finissait par les faire rire, les frangins et lui, il lui donnait du whisky. Quand sa mère a pris un amant, elle partait « travailler » le soir, laissant sa fille seule avec lui. Il lui est arrivé de l’emmener dans leur lit conjugal, de la faire boire, gin-orange.
Un cadeau ça se mérite, surtout s’il lui faisait plaisir, surtout s’il était porteur de vie. Une jupe ? Le prix de la jupe grise, faite par la marraine couturière. Il a pris ses mesures lui-même, laissant traîner le mètre sur ses hanches. Le prix de la veste jaune, chaude, qui a rendu sa mère malade de jalousie. De la bague sertie d’une pierre bleue (qu’une cuisinière du pensionnat lui volera), le prix … ?
Quand ils ont déménagé pour une autre région, il a d’abord emmené sa fille pour qu’elle voie la maison où ils habiteraient, sa chambre, juste à côté de la sienne. Et la salle de bain, sans porte, fermée par un rideau, qui donnait dans son bureau.
Quand il a décidé de lui offrir le piano dont elle rêvait depuis qu’un prof de musique lui avait dit qu’elle avait une bonne oreille musicale, c’en était trop. Quelques temps auparavant il lui avait refusé ce piano : pas de place (et elle qui voulait se rabattre sur une guitare s’était retrouvée avec un violon dans les mains, un violon qui emmerdait tout le monde, comme elle).
Alors un matin elle a pris son courage à deux mains, dans la cuisine, au lieu de déjeuner elle a raconté ses nuits à sa mère, qui l’a emmenée chez le médecin mais qui a refusé que ce médecin l’examine. Sans explications. Au moins quelqu’un qui la croyait, donc. La mère avait trouvé mieux : elle a emmené sa fille chez le curé. Il ouvrait des yeux comme des soucoupes, incrédule, mais il a eu une bonne idée : puisqu’il y avait une serrure à la porte de la chambre, il fallait donner la clé de cette serrure à sa fille. Soulagé, le bon homme, d’avoir trouvé une solution. Le soir, quand son mari s’est mis à taper sur la porte de la chambre de sa fille, la mère s’est levée et lui a dit d’ouvrir cette porte. Après tout, comme elle le dira plus tard à sa fille, son beau-père aussi l’a coincée contre un mur du couloir pour l’embrasser et elle n’en a pas fait tout un plat.
A l’heure de sa mort, la mère n’a pas eu un seul mot d’explication pour sa fille, qui était pourtant auprès d’elle pour l’entendre, enfin. Pourquoi l’avait-elle sacrifiée ? Le seul remord de la mère a été d’avoir « fait partir » le cinquième enfant qu’elle attendait : il lui avait dit qu’il n’en voulait plus – il traînait déjà quatre boulets mais il avait eu ce qu’il voulait, sa fille. La pilule n’existait pas alors la mère avait enfourché son vélo et était allé décrocher ce cinquième sur les pavés du village. Le père l’a raconté, l’a écrit, il pouvait en rire : il n’a pas pour autant pourri sa vie auprès de cette femme. La mère a sacrifié chacun de ses enfants avec cette volonté de le garder, lui.
Quatre enfants, dont un qui vivait chez les grands-parents, qui n’a jamais su à quoi il échappait. Pourtant, les trois autres se sont chacun à leur tour enfuis de cette maison. Trois enfants, trois fugues. La sienne n’était pas terrible : dès que le soir est tombé dans la campagne, elle est descendue au village, a demandé à l’épicière de téléphoner à ses parents parce qu’elle s’était enfuie. Dans la voiture il a versé une larme, elle ne savait donc pas qu’il l’aimait ?
Aucune autre question pour la soirée. Le lendemain, c’est un prof de religion qui lui en a parlé – et sans doute les profs en avaient-ils décidés ainsi : ils ne connaissaient cette élève que depuis peu de temps. Elle lui a raconté les choses en quelques mots et assez facilement cette prof l’a convaincue de porter plainte : il n’y avait pas d’autres issues. L’avoir dit et s’être simplement entendu répondre qu’il fallait ouvrir la porte le lui avait fait comprendre, et le « cadeau » allait arriver.
Le juge des enfants, que la prof connaissait pour avoir travaillé avec lui, l’a écoutée, manifestement peu intéressé, sans chercher ni à la mettre à l’aise ni à la rassurer. L’embarras du commissaire était plus soutenant : son malaise était perceptible, il ne savait comment lui poser des questions (« Il a soulevé votre robe de nuit ? ») et elle, elle ne songeait absolument pas à donner des détails. Elle croyait en avoir dit assez en disant que c’était ainsi depuis longtemps, elle pensait que ce serait fini. Cet homme-là, maladroit, l’a crue. Mais avec le juge, ils ont décidé de la renvoyer chez elle, concédant qu’elle pouvait ne rien dire – se rendaient-ils compte de l’effroi, de la solitude terrible à laquelle ils la renvoyaient ? Le commissaire a cherché à la rassurer : on ne dit rien pour le moment et on va se revoir. Presque 30 ans plus tard elle a entendu une info lors du journal parlé : le juge était dénoncé comme pédophile. Mais il ne se passerait plus rien contre lui, il était mort.
On ne dit rien mais on va se revoir ? Le soir même un agent a apporté une convocation pour son père, qu’il a donnée à sa mère. Tu es folle ? Tu te rends compte que tu m’envoies en prison ? Tu sais que tes frères vont pouvoir dire adieu à leur avenir, à leur école – prestigieuse, selon eux ? Tu t’es demandé comment on allait faire pour vivre ? Tu te rends compte que le légiste désigné est quelqu’un avec qui je suis amené à travailler ? Je passe pour qui, moi ?
Le légiste a conclu qu’il y avait quelques griffes. Ce sont les seuls mots qu’il a prononcé, il ne lui avait pas semblé utile d’expliquer comment ça se passerait. Les magistrats se sont présentés, derrière leur sombre bureau majestueux. Aucun sens de la mesure : ils trônaient devant une gamine qui pouvait à peine entendre, encore moins parler. Ils lui ont expliqué, en moralisant la gravité de la situation, qu’elle allait être envoyée en pensionnat. Dans la voiture, en l’emmenant au pensionnat, le père l’a regardée en riant dans le rétroviseur : il leur a raconté qu’elle était jalouse de ses frères, qu’elle voulait être pensionnaire pour avoir un trousseau, des essuies et tout ça… Il a ajouté qu’il aurait pu l’inscrire au pensionnat de l’école où elle était quelques mois plus tôt, avant le déménagement, elle aurait été moins dépaysée. Moins seule, mais ça, il pouvait en rire : il y a longtemps qu’il en a fait son affaire.
Il n’a pas oublié non plus de lui dire que sa mère était contente d’avoir pris possession de son chat. Et son frère sera heureux d’achever ce chat qui saignait après avoir eu quelques petits (on n’allait quand même pas lui offrir un vétérinaire !) : un coup du lapin dans la nuque, vengeance assouvie de la mort de sa souris – et pas que, ça se paye d’être la préférée.
La première année au pensionnat, elle a vécu comme un zombie. Elle s’installait le soir devant ses cours, tournait les pages – sans même s’en rendre compte, le plus souvent étrangère à la vie – et les autres supposaient qu’elle travaillait. Certains profs désespéraient devant cette élève qui ne parlait pas, à qui ils prenaient le temps d’expliquer mais qui l’instant d’après ne savait plus. L’hypothèse qu’elle était débile lui a été dite par un professeur de grec l’année suivante, quand elle s’était remise en route. Mais entretemps, elle avait signé tous ses bulletins sans que quiconque s’en inquiète et évidemment elle avait raté : fini le pensionnat, elle est devenue « demi-pensionnaire », après le repas du soir elle retournait chez elle avec son père qui venait la chercher. Il lui foutait la paix. Soirées sans paroles, à quelques exceptions près, comme le soir où son père, qui se servait de sa femme, de sa maîtresse, de sa fille, de sa secrétaire et de bien d’autres, a coincé sa mère avec son amant. Il lui a fait une scène terrible, l’a blessée, sa mère a crié : elle était à l’étage, la porte entrouverte. La violence conjugale, elle la connaissait mais pas à ce point. Elle est descendue, sa mère était allongée dans le divan, son front saignait, son père l’a regardée en riant : ce n’était rien… Ça devait être très drôle de voir sa fille trembler. Le lendemain il s’en est encore étonné, elle était si pâle…
Elle s’est remise au travail, elle est redevenue pensionnaire à la faveur d’un déménagement, elle faisait du sport, rencontrait une psychologue férue d’analyse transactionnelle qui lui faisait des dessins… et un prof psychologue à qui elle a parlé, qui s’est empressé de lui dire qu’il n’était pas son père. Grâce à lui elle a su ce qu’elle voulait faire : la psycho. Quand elle a soutenu ce désir, un de ses frères s’est fait entendre pour la défendre, parce qu’évidemment, elle pouvait tout faire mais pas ça. Son frère a dit à son père que ça suffisait de lui parler comme ça. Un monde !
La semaine suivante le père a convoqué une réunion familiale, c’est-à-dire qu’il est resté à son domicile un peu plus tard, au lieu de partir comme d’habitude chez sa maîtresse, et a annoncé « nous avons décidé (nous, c’est-à-dire lui et sa maîtresse) de divorcer ». Devant sa femme ébahie, qui n’allait pas tarder à rendre sa fille responsable – mais de quoi ne l’était-elle pas ? – et la prévenait : que son père paie ou non une pension alimentaire pour ses études, elle, elle ne lui paierait pas ses études. L’annonce était claire. Ses études, elle les lui rendrait invivables puisqu’elle le privait de son mari.
Lui s’est contenté plus tard de lui rappeler qu’il les avait payées. Parce qu’elle est restée avec lui pour les faire, trouvant quand même dans l’éloignement d’un kot et des stages de quoi prendre distance – et il y avait de quoi.
Les séances de psychanalyse (payées avec des petits boulots) ne suffisaient pas à digérer ni le présent ni le passé. Elles ne détricotaient rien, construisaient plutôt des murailles qui l’isolaient des autres, ne l’arrimaient à aucune rencontre – et pourtant l’une fut très belle. Un peu comme si finalement il ne s’agissait que de s’accommoder de son histoire et de son père. Ni plus, ni moins. Rien ne bouge, avait-elle dit… elle confortait cet immobilisme en passant chez son père après sa séance. A cet analyste qui n’aimait sans doute pas plus qu’elle déranger l’ordre des choses, elle a adressé le pire des messages.
Le pire : elle a répondu à l’appel de son père – et à ses attentes –, un mardi matin : quand la compagnie d’assurances a nommé un autre directeur, et pas lui, quand il a su qu’il finirait sa carrière sans cette consécration, il l’a appelée, il avait besoin de la voir, de parler… Une nuit dans les Ardennes, il n’avait pas besoin de parler, mais de s’amuser et il s’est bien amusé. Une nuit qui éclairait on ne peut mieux que rien n’avait changé.
Alors lui, il y croyait encore, il y croyait pour toujours, l’ordre du monde n’ayant jamais été que le sien, quand elle a pris la décision d’en finir avec lui cette fois : quelque chose s’était rompu avec le changement analytique.
Il a fallu 37 ans pour prendre acte de ce qu’il n’est pas, n’a jamais été, un père, avec ses occurrences plus ou moins heureuses à l’occasion, dans les interstices de la vie quotidienne. Elle a d’abord décidé de ne pas lui souhaiter la fête des pères comme elle le faisait chaque année. Encore un peu de temps, pour décider de ne plus le voir du tout : le temps pour prendre acte de ce qu’il est, avec constance, sans faille, un salaud.
Enfant, femme, collègues, rencontres… Ce regard sur l’enfant qui joue avec un chaton, sur sa fille, regard qui jauge et déflore sa proie, ce regard qui calcule ce qu’il va en faire et comment, il le porte sur toutes les petites filles et toutes les femmes, qu’il hait par-dessus tout.
37 ans pour mettre un terme et davantage pour dénoncer, pour l’écrire, cette lettre : des années dans une colère qui ravage et ne s’épuise en rien. Ceux qui font les lois devraient savoir que la prescription ne peut s’instituer qu’avec la mort. Dénoncer un étranger peut faire peur, faire honte. Le monde ne tremble pas, au contraire, il fait marche blanche pour soutenir là où l’effondrement intérieur brise. Dénoncer un parent suppose de renoncer à toute amarre, même poisseuse.

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