Eva Thomas : en 1986, elle a brisé le silence sur l’inceste

A lire absolument pour comprendre l’évolution de notre société

Eva Thomas 1986 brise le silence sur l’inceste
Eva Thomas : celle qui en 1986 a brisé le silence sur l’inceste
Emilie Brouze Par Emilie BrouzeJournaliste
20 octobre 2017
Pour ma génération, les abus sexuels sur les enfants sont indiscutablement l’un des pires crimes que l’on puisse imaginer, des crimes ignobles, insupportables. Dans les années 1990, l’affaire Dutroux et ses marches blanches ont retenti dans les esprits et angoissé une génération de parents. « Ton corps est ton corps », nous apprenait-on alors à l’école.
Il fut pourtant un temps, pas si lointain, où il en fut autrement. Comme le rappelait un excellent article du « Monde », « notre morale sexuelle a basculé sur la pédophilie ».

Dans les années 1970, dans un contexte de libération sexuelle post-Mai-68, des intellectuels l’ont défendue et leurs idées ont été diffusées dans les colonnes de plusieurs titres de presse (dont « Libération »). Les pro-pédophiles s’appuyaient sur les théories freudiennes en élevant les enfants en figures ultrasexualisées, sans se préoccuper d’un quelconque traumatisme et de l’absence de consentement.

Au milieu des années 1980, la société entame un profond basculement sur ce qui deviendra le symbole du mal absolu. Les violences sexuelles ou abus sont dénoncés dans un discours nouveau.

Une femme courageuse a incarné ce virage : Eva Thomas, qui a désormais 75 ans.

Eva Thomas 1986 brise le silence sur l’inceste

Eva Thomas chez elle à Grenoble, le 6 octobre 2017. (Emilie Brouze)
Elle me reçoit un vendredi d’octobre dans son appartement biscornu, au dernier étage d’un immeuble grenoblois. Il faut écouter son histoire car elle raconte un changement sociétal, l’histoire universelle d’une prise de conscience par la libération de la parole. Eva Thomas est aussi un formidable exemple de combativité et de résilience.

« J’aimerais sortir de la honte »

Le 2 septembre 1986, à 22 heures passées, son visage est apparu sur Antenne 2, dans « les Dossiers de l’écran« . L’émission de débat de société, très populaire, s’attaque ce mardi soir au tabou suprême : l’inceste.
Sur le plateau, trois femmes victimes de pères ou de frères incestueux ont accepté de témoigner. Deux sont filmées de dos, deux silhouettes anonymes. Et une troisième – c’est une première – parle face à la caméra.
« J’ai choisi de témoigner à visage découvert parce que j’aimerais sortir de la honte », affirme sur le plateau celle qui vient de signer un livre dans lequel elle relate le viol commis par son père, quand elle avait 15 ans.

« J’ai envie de dire aux femmes qui ont vécu ça qu’il ne faut pas avoir honte. »

Des cheveux gris entourent son visage animé par ses grands yeux brillants qui oscillent à droite et à gauche. Eva Thomas paraît terriblement émue à l’écran.
Trente-et-un ans plus tard, elle s’en souvient comme d’un moment exaltant mais éprouvant. « J’avais l’impression de me jeter dans le vide », dit-elle dans sa petite cuisine, en buvant un café.

Le saut dans le vide

Quelques jours avant l’émission, Eva Thomas a averti sa famille par écrit de la publication sous pseudo du « Viol du silence » (éd. J’ai lu, 2000), ainsi que de son intervention télévisée devant la France entière. Elle s’interroge. Quels dégâts cela provoquera-t-il ?
On allait bientôt la reconnaître dans la rue, lui envoyer des courriers par piles, l’interviewer partout. Eva Thomas est déterminée quand elle prend la parole sur le plateau, ça s’entend. Elle parle posément, sans retenue.
« Je n’avais aucune idée de ce qui allait se passer après, mais ce n’était pas possible pour moi de ne pas le faire », relate-t-elle aujourd’hui.
Elle avait en tête, avant de prendre la parole, des images d’explosion, comme des vitres qui se brisent ou des petites bombes qui sautent. Elle voulait à tout prix rompre le silence, s’attaquer à « l’attitude hypocrite et lâche de la société face à l’inceste ».

« Rien ne pouvait m’arrêter. »

Aveuglement et surdité

Il y avait, à l’époque, une forme « d’aveuglement et de surdité » face à l’inceste, explique Anne-Claude Ambroise-Rendu, auteure de « Histoire de la pédophilie » (éd. Fayard, 2014). Il est alors considéré comme un micro-phénomène, qu’on pensait cantonné à la France rurale et reculée.
Le mot ne figure pas tel quel dans l’ancien Code pénal et si la loi le condamne, il est aussi implicitement défendu d’en parler.
Par son intervention, Eva Thomas va faire prendre conscience d’un phénomène beaucoup plus courant et massif qu’imaginé. Son ouvrage « a créé les conditions d’un débat ­public », analysait dans « le Monde » Denis Salas, président de l’Association française pour l’histoire de la justice.
La télévision, comme média de masse, a été un puissant vecteur de ce changement sociétal. « Il a permis de voir et d’entendre ces victimes », complète Anne-Claude Ambroise-Rendu. « Il offre la possibilité de l’empathie, de l’émotion et de l’identification. » A ce moment, le visage d’Eva Thomas, en plan serré sur Antenne 2, se suffit à lui-même.
Ce soir de septembre 1986, « une avalanche » d’appels submerge le standard des « Dossiers de l’écran », le « SVP 11-11 ». Beaucoup relatent des récits similaires. Une retraitée citée décrit ainsi « l’enfer d’être violée par son père » :

« Cela me marque encore aujourd’hui. »

« Pas d’inceste heureux »

Et puis, plus tard, le médiateur de l’émission fait entendre d’autres voix, celles de téléspectateurs semblant découvrir que l’inceste relève de l’interdit. Des paroles représentatives de l’état d’esprit d’une partie de la population, que la fin du silence ennuie et qui préfère parler de « l’inceste avec consentement ». Une parole difficilement concevable aujourd’hui.
« Je suis amoureux de ma fille adoptive. Pourquoi semez-vous la zizanie dans les familles ? », dit un médecin. Un agent technique assume aimer caresser sa fille de 10 ans. « J’ai des relations quotidiennes avec ma fille de 13 ans », témoigne aussi un ingénieur.

« Pourquoi empêchez-vous les gens d’être heureux ? »

Pendant que le médiateur lit ces réactions, le visage d’Eva, abasourdie par ce qu’elle entend, est en gros plan sur l’écran. Son expression est plus parlante que des mots. On l’interroge. « Je pense qu’entre un parent et un enfant, il n’y a pas d’inceste heureux », réagit-elle.

« En tout cas, pour l’enfant, ce n’est pas vrai. L’enfant subit une violence. »

Déclencheur

A la fin de l’émission, apparaissent les coordonnées de l’association qu’elle a créée à l’automne 1985 à Grenoble, SOS inceste. Elle croulera sous les appels et les courriers les jours d’après.
Ce numéro des « Dossier de l’écran » fut retentissant. La presse s’en fait largement l’écho. « On parlait partout de l’inceste, c’était assez extraordinaire », se souvient Eva Thomas.
Son témoignage a agi comme un « déclencheur », confirme l’historienne Anne-Claude Ambroise-Rendu. Deux autres émissions dénonçant les abus sexuels sur les enfants ont été importantes – « Médiations » (TF1), en 1989, à laquelle participa Eva Thomas, et un numéro spécial de « Bas les masques », animé par Mireille Dumas, en 1995.
Sur les plateaux comme dans son livre, Eva Thomas parle des dégâts causés par les abus sexuels – ce qui, à l’époque, avait été mis de côté. « Dans les années 1970, les psys que je suis allée consulter m’ont répondu que j’avais le droit de coucher avec mon père », relate la rééducatrice à la retraite. Pour une partie des médecins, les abus n’étaient que le fruit de l’imagination ou de « fantasmes ».

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Screaming Silence – Des enfants de la Shoah victimes d’abus sexuels parlent

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Un film documentaire diffusé pour la première fois mercredi soir à la télévision israélienne jette la lumière sur un coin sombre du plus noir des événements de l’histoire.
« Screaming Silence » [Silence assourdissant], qui sera diffusé à la veille du Jour de la Shoah en Israël, est un sujet que peu, même parmi les érudits de la Seconde Guerre mondiale, osent aborder en public : l’abus sexuel des enfants pendant l’Holocauste.
Pour la première fois, des survivants de l’Holocauste qui ont été violés ou agressés sexuellement en tant qu’enfants et adolescents dans les ghettos et les camps de concentration et de travail parlent devant la caméra de ce qui leur est arrivé et de l’impact de cette violence sexuelle sur leur vie au cours des 70 années qui ont suivi la guerre.
Ces individus ont caché les abus sexuels qu’ils ont subis, y compris à leurs conjoints, enfants et petits-enfants – qui apprendront pour la première fois ce qui est arrivé à leurs proches dans ce film.
Ronnie Sarnat a consacré six années à produire « Screaming Silence ». Elle était déterminée à affronter ce sujet difficile, que tant d’autres refusaient d’aborder.
« L’establishment de la recherche sur l’Holocauste ne pense pas que l’Holocauste et le sexe vont de pair », affirme-t-elle. « Mais qui décide de ce qui est permis et de ce qui ne l’est pas ? »
Professeur Gideon Greif, historien de « Shem Olam : Institut de l’Holocauste et de la foi pour l’éducation et la recherche » et expert sur Auschwitz, concède que, de fait, les spécialistes de l’Holocauste ont tendance à éviter le sujet de l’abus sexuel des enfants.
« Il y a eu un manque d’informations sur ce sujet en raison d’un désir chez ceux qui étudient l’Holocauste de ne pas blesser la dignité des victimes », dit Greif, consultant pour le film.
« Yad Vashem, par exemple, a beaucoup de témoignages de viols et d’abus sexuels, mais les historiens étaient réticents. Ce film est réellement la première fois que le sujet est traité ouvertement », dit-il.
Il a fallu à Sarnat beaucoup de temps pour localiser les survivants qui ont été violés ou agressés sexuellement en tant qu’enfants ou adolescents. Une fois qu’elle les avait trouvés, ils devaient décider s’ils étaient prêts à révéler publiquement leur secret enfoui si profondément et depuis si longtemps, de honte ou de la peur paralysante d’être rejetés par leurs enfants si la vérité était connue.
Un homme âgé dans le film parle du fait que son fils est un tel « macho israélien » qu’il sentait qu’il ne pourrait jamais lui révéler ce qui s’était passé.
« Comment pouvais-je le laisser penser à son père comme à ‘l’un de ces Juifs qui sont allés à l’abattoir comme des moutons’ ? », interroge-t-il.

Sarnat et son équipe ont décidé de créer le film en utilisant seulement les témoignages des survivants à la première personne. Il n’y a pas de narration à la troisième personne ou de voix savante fournissant un contexte historique ou une analyse psychologique.
« Les témoins ont écrit leur propre script, pour ainsi dire, et déterminé les limites de ce qu’ils diraient ou non à la caméra », explique la productrice.
Elle estime que cette technique élève le film, de récit sinistre d’événements au rang de travail plus complexe dans lequel la question du viol n’est pas nécessairement plus importante que celle de savoir si une personne doit ou ne doit pas révéler un sombre secret profondément enfoui avant de mourir.
Regarder et écouter ces survivants – hommes et femmes – raconter avoir été abusés sexuellement, violés, violés collectivement, ou prostitués à un jeune âge est difficile. Il est encore plus déchirant d’entendre comment ces actes de violence ont endommagé le reste de leur vie et leur image d’eux-mêmes.
Par exemple, un homme, qui a été violé par un soldat allemand alors qu’il était un garçon de 13 ans en Tunisie, a connu des problèmes d’identité sexuelle toute sa vie.
Une des femmes confie ne jamais se sentir à l’aise et regarde toujours au-dessus de son épaule. Elle n’a jamais été en mesure d’avoir une relation sexuelle. Tout ce qu’elle dit à propos du fait qu’elle a des enfants et petits-enfants est : « leur père était un homme très cruel ».
L’homme qui avait peur de dévoiler à son fils « macho » ses expériences à Auschwitz relate ce qui lui est arrivé en tant que « piepel ».
Selon Sarnat, si personne ne connaissait l’origine du terme, tout le monde dans les camps savait ce que c’était : un piepel était un adolescent, pré-adolescent ou un jeune, qui était forcé de servir l’un des kapos (fonctionnaires des prisonniers, juifs ou non juifs) dans un camp de concentration ou de travail. Le garçon était utilisé pour servir tous les besoins, y compris sexuels, du kapo. (Elie Wiesel inclut une scène avec un piepel dans son mémoire « La Nuit« , et le très controversé survivant de l’Holocauste et auteur israélien Yehiel Dinur, également connu sous le nom de plume Ka-Tsetnik, a écrit un roman intitulé « Ils m’appelaient Piepel » en 1961.)
L’homme qui était un piepel raconte comment, garçon à Auschwitz, il était violé par un kapo particulièrement cruel qui lui fourrait du pain dans la bouche pour le faire taire pendant le viol. L’homme se rappelle comment il était affamé et mangeait volontiers le pain, et raconte qu’il a du mal à qualifier ce qui lui était arrivé parce qu’il mangeait ce pain avec plaisir.
« Les enfants victimes de viol ne sont pas comme les adultes victimes de viol », dit Sarnat. « Ils pensent que ce doit être une punition pour ce qu’ils ont fait. »
Si la réaction de l’homme est compréhensible d’un point de vue psychologique, Greif avertit qu’il est impératif de toujours se rappeler que les auteurs, les Allemands et leurs complices, et non les victimes juives – sont à blâmer.
Selon Greif, les abus sexuels et le viol de Juifs, dont des enfants, étaient un phénomène limité en raison des lois raciales nazies qui interdisaient aux Allemands d’avoir des relations sexuelles avec des Juifs.
« L’abus sexuel qui se produisait faisait partie de la volonté des nazis d’humilier les Juifs, mais n’était pas systématique », dit-il.
En effet, il n’y a aucun moyen de connaître l’étendue de ce phénomène pour la simple raison que les victimes – comme celles du film – n’ont jamais parlé de ce qui leur était arrivé.
Mais Sarnat croit que si d’autres effectuent leur propre recherche, ils en découvriront de plus en plus sur ce sujet.
« Yad Vashem et les Allemands prétendent tous deux qu’il n’y avait pas de filles juives utilisées comme prostituées au service des nazis. Mais j’ai des témoignages disant que des filles juives travaillaient dans des bordels dans les camps », dit-elle. « Elles ont dû changer leurs noms pour que les Allemands ne sachent pas qu’elles étaient juives. »
Sinon, elles n’auraient pas pu éviter les chambres à gaz et les fours crématoires.

« Screaming Silence » sera diffusé sur la Première chaîne le 15 avril à 22h20
L’auteure a été priée de ne pas utiliser les noms des personnes dans le film ou de les identifier sur les photos par respect pour le fait qu’ils n’ont pas encore révélé leur secret à leurs familles.

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