°°/ Rochefort la colère – Le Nouvel Observateur 21-29 mars 1989

Avec sa plume, l’auteur de « la Porte du fond » se bat contre la violence des adultes.

« C’est tellement facile de tuer un môme. C’est comme un oisillon, il suffit de serrer le cou. Qui fait ça ? Je ne sais pas. Je ne comprends pas les gens qui commettent ces atrocités. J’ai le sentiment qu’aujourd’hui, les enfants sont menacés de toute part. »

Révoltée, Christiane Rochefort ? Oui, toujours. Dans la douzaine de romans qu’elle a écrits (parmi lesquels « Les Stances de Sophie », « Les Petits Enfants du siècle »), elle a souvent mis en scène des personnages d’enfants ou d’adolescents confrontés à la vie violente, celle des familles, celle des villes. En 1976, elle a publié « Les enfants d’abord » (chez Grasset), un essai où, sur le ton du pamphlet, elle dénonçait l’injustice de la condition des enfants, essentiellement fondée, selon elle, sur une relation de dépendance.

L’autre soir, dans sa petite maison parisienne, elle refeuilletait ce livre. Dans les marges jaunies, des notes au feutre rouge. Non, elle n’en changerait pas une ligne si elle devait le récrire. « Vous savez il n’y a pas si longtemps, dans la législation américaine, les enfants étaient considérés comme patrimoine de la famille, au même titre que les biens mobiliers ou immobiliers. C’est ni plus ni moins que la reconnaissance officielle du droit de cuissage ! »

Christiane Rochefort assure avoir eu une enfance très heureuse. « Pour moi, dit-elle, c’était toujours bleuets et coquelicots. » Pourquoi, dans son oeuvre, une vision si noire de la famille ? Dans son dernier roman, « la Porte du fond » (prix Médicis 88, Grasset), elle raconte l’histoire d’une petite fille de 9 ans violée par son père. Un calvaire silencieux. Etouffé par le rouleau compresseur de la morale sociale. « Ce n’est pas un récit qui m’a été inspiré par un fait réel, précise Christiane Rochefort. L’idée m’en est venue après la lecture d’un essai consacré à Freud.
L’inceste est pour moi la pire des violences. C’est un crime que l’on tait parce qu’il faut sauver l’honneur, maintenir l’illusion des apparences, alors que tout le monde est complice. Avant de commencer à rédiger ce roman, j’avais lu un livre de Louise Armstrong, « Kiss Daddy, Good Night » (« Bisous papa, bonne nuit »). L’auteur avait créé un cabinet de paroles où les femmes venaient raconter ce qui leur était arrivé. Et à chaque fois, c’était le même schéma, celui du papa qui commence à faire joujou avec sa fille ; jusqu’au jour où… Elle relatait notamment l’histoire incroyable d’un père de famille qui avait fait cinq enfants à sa fille aînée. Cinq, vous vous rendez compte ! Et l’affaire n’a éclaté que parce qu’il avait commencé à entreprendre une autre de ses filles, plus jeune encore. C’est cette dernière qui a tout révélé. Et vous savez ce que ce père a dit le jour du procès à cette gamine : « Tu vas voir, toi ! » Qu’est-ce qu’elle allait pouvoir voir encore ? C’est fou, non ! »

Comment expliquer cet aveuglement, cette haine ? Pour Christiane Rochefort, tout vient de ce qu’elle appelle « le déni de l’expérience » (Tu as vu rouge ? Non, c’est vert).

« On nie la violence morale qui s’exerce sur les gosses. On cultive l’image de leur innocence, on accroît leur dépendance, fût-elle morale ou sociale. Quels moyens ont-ils de se défendre ? Aucun. Ils sont balancés dans un univers où la violence, et ça c’est grave, est devenue une valeur. J’ai vu une publicité dans un journal où pour vendre une voiture on vantait « le goût de la force ». Comment peuvent-ils assumer ça, les gamins ? Quand ils sont battus, martyrisés par leurs parents, ils n’ont pas le choix. Ils sont un peu comme ces petits chatons qui reçoivent des coups de patte de leur mère. Ils continuent à la suivre parce que c’est là qu’ils ont à bouffer. Ils finissent par se résigner, ils pensent que c’est ça l’amour ! Moi, je crois que l’enfant maltraité qui a le courage de haïr peut s’en sortir. La haine, c’est sa seule planche de salut. »

°°°°/ La parole qui sauve par Pierre Arpaillange – garde des Sceaux – Le Nouvel Observateur : 21-29 mars 1989

Une interview du garde des Sceaux
La parole qui sauve
« Je vais inciter les barreaux à organiser une véritable défense de l’enfant », révèle Pierre Arpaillange
Le Nouvel Observateur. – Le gouvernement lance une campagne de prévention et d’information sur l’enfance maltraitée. Certains psychiatres estiment qu’il ne faut pas  »médiatiser » ce problème, surtout en ce qui concerne l’inceste et le viol. Quel est votre avis ?
Pierre Arpaillange. – Il faut absolument en parler ! Savez-vous que la plupart des enfants ignorent que l’inceste est interdit ? Ils croient le plus souvent que les adultes ont tous les droits sur eux. Françoise Dolto a bien expliqué ce phénomène. Le programme de prévention mis en place par le gouvernement s’appuie sur les travaux de nombreux psychiatres et spécialistes du développement de l’enfant, qui offrent toutes les garanties. Des films, des documents seront diffusés dans les écoles. Parler aux enfants, faire parler les enfants, c’est notre mot d’ordre. Il faut faire comprendre à l’enfant que son corps lui appartient…
N.O. – Justement, en France, l’enfant est finalement un « non-être » juridique, sans recours face à la toute-puissance des parents.
P. Arpaillange. – Ce n’est pas exact. Certes, selon la loi, l’enfant est en principe un « incapable ». Mais il a aussi des droits. Il peut par exemple saisir le juge des enfants. Il peut donner son avis et être entendu, notamment lors des procédures d’adoption ou de divorce… Je souhaite que le statut de l’enfant évolue. Mais attention, il ne faudrait pas, en lui donnant davantage de responsabilités, déresponsabiliser les adultes !
N.O. – Souvent, l’enfant maltraité est représenté au tribunal par l’avocat des parents « maltraitants ». Le « bourreau » et la victime ont le même avocat ! Jacques Barrot propose que les mineurs soient systématiquement représentés par un « défenseur des enfants ». Qu’en pensez-vous ?
P. Arpaillange. – Je ne connaissais pas encore cette proposition. Mais d’abord, une précision : la victime n’est pas forcément défendue par l’avocat de son « bourreau ». Quand l’enfant est maltraité par ses parents, le juge a la possibilité de désigner un tuteur pour qu’un avocat distinct soit nommé… Cela dit, il faut tout faire pour que l’enfant puisse bénéficier d’un défenseur attentif et compétent, disponible et bien formé. J’ai l’intention d’inciter les barreaux à organiser une véritable défense de l’enfant. Le barreau de Lille, par exemple, a commencé à la mettre en œuvre. A Paris, c’est en projet. Je soutiendrai toutes ces expériences.
N.O. – La loi du silence aussi tue les enfants. Les voisins, les proches savent et se taisent. Pourquoi ne pas les poursuivre pour « non-assistance à personne en danger » ?
P. Arpaillange. – C’est pour lutter contre cette loi du silence que le gouvernement organise une campagne d’information. Souvent, les voisins ne savent pas à qui s’adresser quand ils ont connaissance de difficultés ou de drames : les médecins, l’assistante sociale, les gendarmes…
N.O. – Il arrive même que les rnédecins ou les assistants sociaux ne préviennent pas la justice et la gendarmerie. Ne faut-il pas instaurer une « obligation de dénoncer » ?
P. Arpaillange. – Médecins et assistants sociaux sont automatiquement relevés du secret professionnel dans ces cas-là. Mais il est vrai que bien souvent les faits sont signalés tardivement, ou même pas du tout, au juge des enfants ou au parquet. C’est pour cette raison qu’un projet de loi va être déposé à la prochaine session du parlement en avril. Son but ? Améliorer la coordination entre les autorités administratives, médicales et judiciaires. La justice a une double mission : protéger les enfants et punir les coupables. Des textes existent. Ils permettent d’aller vite : dès que les faits sont portés à la connaissance des juges des décisions peuvent être prises dans la journée. Ces textes sont suffisants à condition d’être utilisés au bon moment et à bon escient. Ce n’est pas facile car la justice doit punir. Mais aussi préparer l’avenir du mineur sans rompre totalement les liens familiaux. C’est une tâche complexe. Ce n’est pas uniquement un problème de loi ou de répression… Je suis le premier à regretter les lenteurs de la justice. Mais je tiens à souligner que devant le juge des enfants la procédure est une des plus souples et des plus rapides.
Propos recueillis par Marie-France Etchegoin